Avant que nous soyons définitivement passés à l’ère de l’e-storytelling (entendez par là, une époque où l’on n’écrit plus à la main et où l’on frappe sur clavier des histoires dont la valeur se résume à celle du scénario), avant d’avoir tout oublié du sens et des usages de la langue au point de limiter la littérature à son faible contenu, faisons, si vous le voulez bien, une pause et remontons vers un temps plus ancien, celui où non seulement les mots et la phrase avaient une valeur, mais où chaque lettre était calligraphiée ou prélevée dans sa case d’imprimerie avec le respect qu’on manifeste devant les choses sacrées.
Le sujet de cet article mériterait un livre entier, aussi je me limiterai ici à vous faire part de quelques réflexions qui me sont venues spontanément sur une des vingt-six lettres de notre alphabet.
Le S.
Avez-vous remarqué que des vingt-six lettres de notre alphabet latin, le S est la seule que vous ne pourrez pas décemment tracer à l’aide d’une équerre et/ou d’un compas ? Vous pourrez toujours vous y essayer, bien entendu, mais le résultat sera pitoyable et le sens de la lettre dévoyé.
La graphie est donc le premier élément qui rend notre S particulier, et le « sort du lot » pour ainsi dire.
Sachant que les latins, créateurs de notre alphabet inspiré de l’alphabet étrusque, auraient très bien pu utiliser l’équerre pour représenter le S et qu’ils ne l’ont pas fait, on peut imaginer qu’un sens précis a guidé ce choix. D’autant que la lettre ϟ existait dans l’alphabet étrusque (et d’une certaine façon dans les alphabets grec classique et latin archaïque à l’origine du nôtre).
Étrange, non ? Si vous n’êtes pas déjà familier avec la symbolique et l’hermétisme, voici un tuyau : le sens caché des choses est toujours indiqué par une singularité. Dès lors, il suffit de trouver la singularité dans un système (ici, la singularité du graphisme de la lettre S) et tirer dessus, comme on tire sur un fil pour défaire un tricot.
L’énigme de l’alphabet latin serait donc désignée par la lettre S. Et la question que nous devons nous poser pour démarrer l’enquête est : pourquoi avoir glissé une figure sinueuse dans un ensemble de figures à caractère exclusivement géométrique ?
Pour cela nous allons nous intéresser à sa forme et ensuite à sa place.
La forme du S est sinueuse (ça ne s’invente pas), elle ondule, elle serpente… ce qui, symboliquement, est en lien avec l’eau et le serpent. L’Eau, les Eaux Principielles, origine de toutes choses. Le Serpent, figure éminemment riche et toujours reliée à la révélation des Mystères, donc à la Connaissance. Le S serait-il en relation avec ce que les hermétistes appellent les Grands Mystères ?
Intéressons-nous à présent à place occupée par la lettre S dans notre alphabet.
Dix-neuvième. Il existe une science occulte des nombres où l’on opère des réductions dans l’idée de révéler la somme intime d’un nombre. 19, cela se réduit en 1 + 9 = 10. 1+ 0 = 1.
Notre petit serpent secret serait en relation avec l’unité, le Un, le Tout. Tiens, comme c’est étrange. En relation donc, avec la première lettre de notre alphabet : la lettre A, qui fait 1 également.
Demandons-nous à présent s’il y aurait d’autres lettres dans l’alphabet dont la réduction est égale à 1.
Il n’y en a qu’une autre, la dixième : J.
Voici donc une trinité (les amateurs de symbolique apprécieront), un magnifique 111 (trois fois 1).
Et si l’on met ces trois lettres A.J.S. ensemble, obtenons-nous un mot qui ait un sens ?
Oui, nous obtenons JAS.
Ô, surprise ! qu’est-ce qu’un jas ? (à part une bergerie en Provence).
Il s’agit d’une pièce appartenant à une ancre marine telle qu’on en trouvait en Grèce à l’époque de l’émergence de notre alphabet (et telle qu’on en utilise encore de nos jours). Et pas n’importe quelle pièce, s’il vous plaît. Le jas est une tige de plomb transversale, placée dans le plan perpendiculaire à celui des bras de l’ancre, et qui oblige un de ces bras à s’enfoncer dans le fond marin.

Ainsi les trois lettres de l’alphabet en lien avec le 1 (unité principielle) servent à désigner une barre de plomb permettant à l’ancre du bateau de se maintenir dans le fond marin. Une barre en plomb horizontale, couchée, qui permet aux bras de l’ancre de trouver la verticale… un bras dirigé vers le haut, la surface, le ciel, et l’autre enfoncé en bas dans les sédiments marins.
Nous ne pouvons pas nous arrêter en si beau chemin. Le JAS fait partie intégrante de l’ancre marine. Intéressons-nous un instant à la symbolique de cette dernière. (Je ne m’appesantirai pas sur le mot ancre qui peut s’entendre encre.) Que nous révèle JAS, le cœur secret de l’alphabet, sinon que ce dernier, et, par extension, l’écriture, renfermeraient les trois symboles associés à l’ancre :
La stabilité : C’est l’ancre qui permet de maintenir le bateau à l’arrêt. Qui permet de passer de la condition nomade à la condition sédentaire. A un autre niveau symbolique, l’ancre représente la stabilité d’un être accompli : l’homme enraciné entre Ciel et Sol. L’alphabet est alors envisagé comme un outil, et son utilisation (l’écriture) permet donc l’accomplissement. L’écriture serait-elle l’ancre qui permet de stabiliser le bateau ivre ?
La force et la fermeté : Malgré sa taille ridicule quand on la compare à celle du navire, l’ancre, de par sa forme et son mode d’utilisation, oppose une force de résistance colossale à la force des courants. Force sereine qu’on retrouve dans la 11e lame du Tarot des Imagiers du Moyen-âge : La Force. L’écriture aurait-elle le pouvoir d’empêcher notre navire de dériver, de se laisser emporter par les tempêtes, et, pour finir, d’aller s’échouer ? L’écriture serait-elle un moyen pour ne se laisser balancer dans le chaos ou l’hystérie qui nous entoure ?

L’espoir : Jetée, l’ancre permet de trouver le potentiel de la stabilité, les conditions pour se ravitailler, envisager les grands travaux et pourquoi pas… le repos, mais lorsqu’elle est levée, elle symbolise un nouveau départ vers une aventure, une conquête, l’entrée dans une ère nouvelle. Et, après tout, ne retrouvons-nous pas dans cette image le balancement régulier de l’écriture entre le rêve (le voyage, l’évasion, l’imaginaire) et la restitution (le recentrage, le travail, la narration) ?
Avant que nous soyons définitivement enterrés par l’ère nouvelle de l’e-storytelling…
Je vous laisse méditer devant ces nuages de mots en espérant qu’ils vous inspireront dans votre voyage.
L’illustration de l’article est une peinture réalisée par l’artiste canadien autochtone Norval Morisseau dont je vous invite à la découverte.
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