Certains livres ont le pouvoir abasourdissant d’ébranler l’être. L’ébranler dans le sens de : le secouer de sa torpeur, l’éclairer d’une lumière blanche, violente, absolue et absolument neutre, comme découlant du pur esprit intemporel.
« Essai sur le fou de champignons » fait partie de ces miracles qui prennent l’apparence de livres pour atteindre un lecteur perdu quelque part parmi les 8 milliards d’êtres qui peuplent cette planète.
Bien entendu, derrière un pareil livre se cache un écrivain, un « fou des mots et des phrases ». De mon point de vue, Peter Handke — qui m’a accompagnée dans les années périlleuses de ma jeunesse, et dont je recroise la route aujourd’hui — est de ces écrivains absolus. Je suis heureuse d’avoir laissé passer une quarantaine d’années sans lire ses ouvrages, une quarantaine, en quelque sorte, comme si j’avais eu besoin avant de retrouver l’air libre, l’oxygène handkien, de me guérir vraiment de la maladie qu’est la vie mal comprise, mal faite, défaite, fichue, au profit de mille choses pourtant sans valeur. Cette « retraite » me permet aujourd’hui de comprendre pourquoi lire, dans ma jeunesse, l’œuvre de ce jeune (à cette époque) écrivain autrichien m’avait détournée du désespoir et de la déchéance induite par l’usage de l’alcool et des drogues ; m’avait gardé la tête en dehors de l’eau. Ses 12 livres que je lisais alors, des « Frelons » à « Lent retour », ne se contentaient pas d’allonger des mots ou de raconter des histoires, ils cherchaient à percer la substance de la vie. Les mots, comme des foreuses, étaient utilisés par l’écrivain pour percer des jours dans les murailles que la société moderne érige autour de ses sujets. L’écrivain perçait des jours à l’aide de ses mots à lui, et maintenant que je reviens après cette longue absence, je découvre qu’à force de forer, de percer durant toutes ces années, il a réussi à créer un ciel étoilé.

En ce sens — j’espère me faire comprendre —, Peter Handke est pour moi un écrivain dans toute la splendeur de sa mission : tâcheron impeccable, laboureur, arpenteur qui avance dans la nuit au pas lourd des bœufs de trait, et écartant le sillon permet à la terre d’exhaler son souffle et au monde de s’expanser, de se libérer de sa pesanteur. Voilà le travail de monsieur Handke.
Alors, ce « fou de champignons » ? Peut-être que ce livre était destiné à me parler parce que, oui, je suis ou plutôt j’ai été une « folle de champignons », comme Alain, mon compagnon, comme mon père avant moi et pendant moi, capables tous les trois de trouver le précieux (quoi ?) (nous allons y revenir), la chose précieuse n’importe où, même planquée sous les herbes, les feuilles, les branches, la neige… J’imaginais, tenant alors dans mes mains ce nouveau livre, qu’il allait me raconter une petite folie semblable à celle que nous connaissions. Une folie proche de la joie, de l’exubérance. Et non.
Mais d’abord, avant d’aller plus loin, avant de pénétrer dans la forêt de l’écrivain, restons un instant à sa lisière, et disons deux ou trois mots à propos du champignon. Il n’est pas un minéral, il n’est pas un animal, mais il n’est pas non plus un végétal. Il semble que le champignon échappe à notre habituelle classification. Le champignon est multiple, son nombre est infini, il est partout dans la nature, sur tous les supports, mais il est aussi sur nous, en nous. Le champignon est omniprésent. Il resuscite d’une année sur l’autre, marche, se déplace, nous surprend. Quand il nait de la folie de l’homme, de son fantasme d’égaler les dieux, il s’élève alors dans les cieux, et d’un seul souffle détruit toute trace de vie sut Terre. Aussi n’est-il pas étonnant que le « fou », ce personnage, ami d’enfance de l’auteur, y ait trouvé la porte par laquelle s’éclipser de ce monde d’apparences.
En lisant le livre, je me suis souvent demandée qui était le personnage principal de cet « essai » : le Fou ? L’auteur ? Le champignon ? Ou obligatoirement, fatalement presque, les trois (trois) réunis dans l’alambic de l’alchimiste ?
D’ailleurs, après s’être intéressé à la nature du champignon, ne serait-il pas bon de s’intéresser à celle du Fou. J’ai envie de dire du Mat, seule lame du tarot des imagiers du moyen-âge n’étant pas numérotée. Le Mat étant celui qui part en quête, quête du sens, de la vérité ; explorateur du monde intérieur et extérieur, poussé par son instinct vers l’inconnu, l’avenir, l’inéluctable.
Et le troisième agent : l’écrivain Peter Handke, qui est-il ? La liaison entre l’objet de la quête (le champignon) et le chercheur, le Fou. N’est-ce pas lui, l’Ermite (écrivain) — autre lame du tarot, la neuvième, celle de l’homme cherchant la connaissance —, qui donne le sens à tout cela ? N’est-ce pas lui qui observe, décode, construit, élabore, soutire à toute chose son suc ?


Que faut-il pour transpercer le mystère même, le cœur de la vie, sa substance, son mouvement ? Un Soi — un miroir — une quête : un écrivain, un fou, un champignon. Et du sang bien entendu. Le sang divin des poètes : l’écriture.
Pourquoi ai-je lu cette histoire comme un conte taoïste ? Pas un de ces contes new-age avec leur panoplie d’effets spéciaux, leur catéchisme et une belle fin, mais une illustration du Tao Té King, une illustration de la parabole Zen du bœuf et du bouvier.

ni fouet, ni corde, ni homme, ni buffle –
Rien.
Au cœur de la flamme, que deviennent
les flocons de neige ?
Est-il fou celui qui met toute sa volonté à se perdre dans l’espoir de se trouver ? C’est ce que fait le « fou de champignons » : il s’efface, en commençant par l’extérieur, en perdant volontairement ses rôles de père, d’époux, d’avocat international, d’ami, d’homme enfin puisque, entièrement occupé par sa quête, il finit (ainsi que nous le décrit Peter Handke) par disparaître dans la nature, dans les feuilles, dans la neige, dans l’humus et ainsi, enfin disparu, revient un an plus tard dans sa nouvelle forme, son nouveau corps identique à celui de sa vie précédente, identique, mais totalement différent, comme digéré par la substance et le mouvement du cosmos et rendu à l’écrivain libéré des contraintes, avec, parmi toutes ces contraintes, celle du temps. Passé, dirait-on, du monde profane au monde sacré par l’intermédiaire d’un agent n’appartenant à aucun des trois règnes sur terre.
J’ai refermé le livre en disant à mon mari que j’avais quitté le monde le temps de cette lecture, et que lorsque j’y reviendrai, d’ici quelques jours, je ne le retrouverai pas identique à ce qu’il était quand je l’ai quitté.
J’ai dit à mon mari la manière si particulière d’écrire de Peter Handke (que je ne lis malheureusement pas dans sa version originale, mais laissée aux bons soins de traducteurs), étirant les mots jusqu’aux limites ; tordant, séparant, essorant, distendant la phrase ; posant le tout dans un équilibre chimérique et pourtant solide ; et dans cet « Essai sur le fou de champignons » bâtissant pierre après pierre un édifice, dont, nous n’en prenons conscience qu’à la fin, dans les pages ultimes du récit, la fonction est quitter le monde de la narration, se dissoudre à son tour, après le Fou, dans un océan de conscience inconnue.
Il y a un instant, j’ai laissé le hasard me faire ouvrir le livre, et voici le passage qui en ressort :
« Qu’est-ce que le rendait si particulier dans toutes ces sociétés de fous ? me demandais-je. Peut-être le fait qu’il était, pour citer encore de façon un peu modifiée William Shakespeare, un « fou de la conscience » au-delà de sa folie des champignons., au sens où « c’est ainsi que la conscience fait de nous tous des fous ».

L’histoire du « fou de champignons » ne s’arrête pas ici pour moi.
Dimanche matin (ma lecture avait pris fin samedi soir), nous avons reçu un appel téléphonique pour nous informer de la mort d’un ami, après plus de quatre années de lutte avec le cancer du poumon (amiante). Nous venions, à notre tour, de perdre notre « fou de champignons ».
Je suis bien certaine qu’Éric n’aurait rien compris au livre de Peter Handke, d’ailleurs, à ma connaissance, il ne lisait pas, mais il était un véritable « fou de champignons ». Il sentait leur présence. Il pouvait ordonner d’arrêter la voiture le long d’une piste : « là, il y en a un ! », il faisait trois pas dans un fourré et revenait avec un cèpe. « Té, vé, celui-là, il est vraiment joli », il tenait le champignon dans une main, comme un bijou, de l’autre, il refermait la lame du Laguiole. Il lui parlait, au champignon, tout bas, comme à un enfant, ou une bête un peu effrayée : « Vé, vé, regarde, t’es pas tout seul », il le posait délicatement à côté de ses petits frères, et de ses petits cousins (trompettes de la mort, girolles, pieds bleus, oranges, lactaires délicieux, mon dieu, quel beau panier, toutes ces couleurs magiques). Éric parlait tout haut la nuit en dormant : « Oh, mais regarde où tu mets les pieds, guaïte ! guaïte ! y en a partout, partout. Baisse-toi ! Charafi que tu es. Tu vas pas les laisser là, non ? ». Il est mort à l’hôpital, au petit matin, le cœur comme souvent qui refuse d’aller plus loin. Il aurait préféré finir fondu, dissous par l’humus d’une forêt, de la forêt des Maures, par exemple, ou à Siou Blanc, dans un recoin de Mazaugues, aux Maillons, quelque part contre une souche de châtaignier en forme de champignon mystérieux. Maintenant, c’est fini pour ce fou aussi… ou ça n’a pas encore commencé.
