CACHE-CASH MORTEL

(looking for Hubert Letiers )

Cache-Cash mortel, édité chez Inspire, est le dernier polar écrit par Hubert Letiers. Il a reçu une belle distinction : « coup de cœur » Chien Jaune, en 2019.

Je n’ai encore jamais chroniqué un livre de Hubert Letiers pour la bonne raison que nous étions amis, et qu’il me demandait de l’aider à lisser ses textes. Je me serais sentie mal à l’aise de mettre en valeur un ouvrage dont j’étais partie prenante.

Et puis, le 4 janvier dernier, Hubert a tourné la page, la dernière.

Je repense fréquemment à une expression tombée en désuétude : « Ce n’est qu’une fois l’arbre abattu qu’on peut en mesurer la hauteur ». Pour transposer l’aphorisme, je dirais : « Ce n’est qu’une fois l’écrivain mort qu’on peut commencer à le lire autrement ». Maintenant que mon ami n’est plus, sa prose résonne différemment à mes oreilles, un peu comme si la mort avait mis une distance entre ma lecture et ces textes que je connais dans le moindre détail. Je redécouvre. Et parfois, j’ai l’impression de découvrir enfin. Peut-être, tout simplement, que maintenant, alors qu’il n’est plus, je cherche mon ami à travers ses mots… et, surprise, il me semble l’entendre me parler de lui, de sa vie, un peu comme si la mort avait soufflé sur le scénario pour révéler la charpente du texte. Et qu’est-ce que la charpente d’un texte sinon l’écrivain lui-même ?

Le scénario de Cache-Cash mortel tiendrait sur un timbre poste : ayant abdiqué toute ambition politique, l’état français acculé par la dette se laisse séduire par une solution mafieuse. Les narco-euros ruissellent dans les caisses, retardant ainsi l’explosion du système social et des institutions.

L’intrigue est beaucoup plus complexe et extrêmement documentée. Et c’est la fusion des deux (scénario et intrigue) qui fait de Cache-Cash mortel un polar politique singulier, dérangeant, qui accroche le lecteur et ouvre un champ d’interrogations, car, de toute évidence, l’auteur n’a pas fait seulement œuvre d’imagination, mais a minutieusement bossé ses dossiers.

Une ambiance crépusculaire

Cache-Cash mortel est la chronique d’une obsolescence programmée : fin d’une société, fin d’un mode de gouvernance, écroulement de valeurs. Ce n’est pas encore le chaos, mais on s’en approche d’une foulée régulière. Du début à la fin, le roman est plongé dans les prémices de l’obscurité : même en plein jour, la ville grise s’estompe dans le brouillard, sous une pluie d’hiver qui semble ne jamais devoir finir, sous un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle. Mais aucune nostalgie dans ce polar, pas même une petite place pour le spleen. On est très loin du blues des maîtres du genre. Les personnages de Cache-Cash mortel ne rêvent ni en couleur (même en sépia) ni en noir et blanc. Ils ne rêvent pas du tout. Pour eux, aucun passé dans lequel se réfugier, aucun futur à espérer. Cache-Cash mortel est une BD à l’encre de Chine noire sur papier gros grain, où même les espaces blancs inquiètent, car la lucidité l’annonce haut et clair : dans cette société tout est faux, artificiel, promis à la faillite. Et pour autant, tous les protagonistes ne sont pas (complètement) pourris. Certains ‒ qu’ils ou elles soient flics de la PJ, de la DGSE, Procureur, Juge, etc. ‒ sont encore hantés par quelques lambeaux de valeurs républicaines. Mais est-ce assez pour faire pencher le plateau de la balance du côté de la morale ? Et, par-dessus tout, faut-il seulement l’espérer ? Peut-être pas, car dans ce jeu gagnants-perdants les dommages collatéraux prennent vite une ampleur dévastatrice ; ceux qui n’ont rien demandé écopent aussi lourd que les responsables ; le peuple, la masse des non-nantis, des laissés pour compte pourraient perdre leurs dernières plumes dans un jeu de dupes mené par des dirigeants de tout bord, qui ne sont guère que les laquais de la Banque. Pour servir son scénario crépusculaire, Hubert Letiers caste un couple improbable : le commissaire du 36, Stan Huysman, et la lieutenant Feng Lee. Une jeune kamikaze et un flic laminé ; couple dans lequel je ne peux m’empêcher de voir aujourd’hui les deux faces de l’auteur lui-même : un retraité de l’industrie financière amer et désabusé et son âme d’adolescent insoumise et frondeuse.

Une recherche documentaire al dente

Il existe des polars noyés dans la mayonnaise de descriptions et de considérations, où l’action se résume à trois fois rien, mais dont l’auteur sait tirer les ficelles qui font durer le suspens. Hubert Letiers n’est pas de ceux-là. Pour lui, la forme ne devait pas primer sur le fond. Hubert ne prenait pas la plume pour l’unique plaisir de faire des phrases ni pour celui de faire du storytelling. Avant de se mettre à écrire (et je crois qu’on peut voir ici la patte du scientifique, de l’ingénieur, de l’analyste de situations), Hubert se lançait dans une campagne d’investigations. Voilà un auteur qui n’imaginait pas des mondes, ne se contentait pas de l’à peu près, style personne n’ira vérifier, et tant que ça ne nuit pas au suspens… Hubert vérifiait tout. Même les lieux qui servaient de décor à ses ouvrages. Je me souviens d’un de ses séjours à Paris passé à arpenter la ville afin de décrire avec le maximum d’exactitude les lieux de l’action de son polar. Bien entendu, il pratiquait de même avec les thèmes traités qu’il disséquait, et les milieux ‒ politique, juridique, business, mafieux, etc. ‒ décrits. Pour lui le fonctionnement de l’administration française n’avait aucun secret. Ce qui donne parfois à la lecture ce côté ardu qu’on lui reconnaît. Lire un polar de Letiers n’est pas de tout repos. C’est une littérature qui exige un lecteur autant qu’elle exige du lecteur. Proche parfois du dossier, ressemblant parfois à un dossier à charge maquillé en polar politique.

La place de la femme dans Cache-Cash mortel

Ici encore, un point qui détache Letiers de la masse : les femmes sont omniprésentes. Je n’ai pas compté. Je n’aime pas compter. Mais je suis sûre qu’il y a plus de femmes que d’hommes dans ce polar. Leur présence s’estompe au sommet de la pyramide, certes, mais ce sont elles qui tiennent les rôles clés du thriller. Hubert Letiers appréciait les femmes. J’ai tendance à penser qu’il cherchait en elles une part de lui-même. C’est balourd de dire les choses ainsi, et surtout maintenant qu’il ne peut plus contester. Mais je prends le risque. Quand je dis « appréciait », je ne veux surtout pas signifier qu’il aurait été un « homme à femmes », ou alors, oui, mais soyons clair : Hubert était l’homme d’une seule femme, Renata, son épouse… et il avait beaucoup d’amies, du moins dans cette part de sa vie que je connais le mieux : la littérature. Nos conversations sans fin m’ont laissé l’impression qu’il cherchait dans notre dialogue cette part féminine (quoi que cela veuille dire), cette part sociale acquise et qui, par définition, lui restait étrangère. Impression qu’il cherchait à comprendre comment les apprentissages sociaux, les conditionnements, tout autant que la nature poussent les femmes vers l’action (et laquelle) ou la non-action. En tout cas, si Cache-Cash mortel brille, c’est bien grâce à ses portraits féminins infiniment plus travaillés que ceux des hommes, somme toute convenus. L’originalité et l’énergie du livre se déclinent au féminin.

Y a-t-il un style Letiers ?

Assurément. Certains le lui ont reproché parfois. Trop chargé, ampoulé, excessif, emberlificoté, baroque… je crois que tout y est passé. Une chose est certaine, Letiers avait l’obsession des mots :

« Mon goût pour la lecture en tant que telle l’emportant peu à peu sur ma traque des contrevérités, je me suis rendu compte à quel point les vrais écrivains avaient cette obsession des mots, et de leur agencement, et ce souci du tempo. »

écrit-il dans un article pour monbestseller.com

En cela, je peux témoigner. J’ai eu le bonheur de participer au peaufinage de ses trois derniers opus (Meurtres en haut lieu, Cache-Cash mortel et Ondes de choc, le dernier, qui ne verra, hélas, pas le jour puisque la maladie a empêché Hubert de le mener à terme) : pas une seule ligne qui n’ait été passée au scanner. Et si, en fin de compte, le style reste richement décoré, les mots recherchés et assemblés avec une curieuse emphase, eh bien, c’est ainsi qu’Hubert entendait la chose.

Pour moi, Hubert avait la passion et certainement l’obsession de la formule. Il aimait triturer les mots jusqu’à les faire accoucher d’images choquantes, certaines au sens difficile à élucider. Oui, il peut arriver que la lecture soit ardue, mais quel plaisir de découvrir des pareils florilèges :

« embourbé dans le limon de ses hypothèses,

« le sofa vient d’héberger une de mes immuables nuits en cul-de-sac

« une voix qui épluche les nerfs

« diva de la turlute

« la recherche de Dieu, technique de développement personnel pour fliquettes surbookées

« j’imagine que tu m’as pas fait rappliquer pour me faire la promo des Carmélites ?

Mais je crois que le style de Letiers se caractérise autant par le rapprochement surprenant de mots accouchant d’images inattendues que par le fond qu’il véhicule : c’est tout au long du récit que Letiers distille la complexité de sa pensée et de sa vision du monde :

« De nos jours, commissaire, l’esprit n’a plus de règles, mais seulement des pulsions« .

[…] quant à leur inclinaison à effacer les limites de l’absurde, le digne et le ridicule, elle finit de me rendre indisponible

« À part toi, tout le monde comprend que s’opposer à l’inéluctable est une connerie ; que s’entêter à ne défendre que des valeurs et des acquis d’un autre temps, c’est conduire un pays à la faillite, donc au chaos« .

« Ton problème, c’est l’atavisme de tes valeurs. Des valeurs absurdes dans une société dont la lâcheté nous oblige à endosser ses échecs« .

Et nos politiques siègent à la table de ces voyous. Ils ont compris que l’ordre social ne pourra se financer que grâce au racket sur des économies parallèles juteuses, aussi amorales soient-elles. Etc.

Je rajouterais que le style et le fond s’accordent pour donner à Cache-Cash mortel, cette coloration crépusculaire, étouffante. Quand le tempo de la narration s’étire en longueur, le rythme de l’écriture s’accélère, s’intensifie, transformant le tableau en une sorte d’hallucination à bout de souffle.

Les personnages de Cache-Cash mortel

Peut-être grâce à notre amitié et nos longs échanges débridés, il me semble avoir approché une part non exprimée de Hubert Letiers. En conséquence, je me permets de dire que tous les personnages de ce polar sont, de mon point de vue, autant de déclinaisons possibles de Hubert Letiers lui-même.

J’ai évoqué plus haut le binôme Huysman-Feng (notons au passage, et à toutes fins utiles que le nom Huysman est un nom germanique du Moyen Âge, habituellement porté par un paysan qui habite dans sa propre ferme. Serait-il alors né du pur hasard, ce flic encore habité par des valeurs terriennes, à l’esprit encore formaté par le stable, l’immuable ? Serait-ce un hasard supplémentaire qu’il se trouve associé à une miss Feng, dont une des possibles signification est le vent et les énergies perverses (les Xié : virus) pouvant être transportées par ce même vent ? Un vent synonyme aussi bien de vitalité, donc, que d’énergie, contamination, corruption…)

Je trouve que ce binôme symbolise à lui seul le conflit qui habitait l’esprit de Hubert Letiers. L’écartèlement qu’il a commencé à ressentir, dès sa retraite prise, entre ce à quoi il avait occupé sa vie professionnelle et ce qu’il portait en lui, dans son intime. Des valeurs diamétralement opposées. Et je crois que notre amitié lui permettait de panser un peu cette blessure, car il est un fait que je représente l’antithèse de la société dans laquelle il avait évolué. Lui qui si longtemps avait vogué en « pleine page » se retrouvait subitement, en ma compagnie, loin dans la « marge ».

Quant aux autres personnages, je crois que chacun d’entre eux porte une part d’ombre et de lumière de l’auteur, ainsi que ses fantasmes inassouvis. Sarah Stern, la journaliste sacrifiée, mue par ses instincts, prête à repousser les limites, déterminée à mettre les pieds dans le plat au risque de sa vie, à la fois pure et corrompue. Bayard, le procureur, enlisé dans ses compromissions et tiré en plein vol, à deux doigts seulement d’une retraite qui aurait pu être l’occasion d’une rédemption. La juge Ruiz, empêtrée dans ses valeurs d’un autre temps, non conformes à ses fonctions. Emma Hoo, femme mystérieuse, animée de sentiments inexprimés et contradictoires.

S’il y avait un apaisement possible dans cette narration, on le trouverait de préférence auprès des personnages secondaires : chez Nathalie Schreber, psychanalyste, ou Antonella (dont le nom évolue curieusement en Angela dans la seconde partie du roman), la partenaire sexuelle de Feng Lee. Deux personnages étrangers aux doubles jeux ; les seules, finalement, dont les actes confirment les paroles.

La place de l’intime dans Cache-Cash mortel

L’originalité d’un livre comme celui-ci tient, il me semble, à la façon de traiter avec rigueur d’un sujet grave portant les stigmates de la réalité, et au choix de le faire vivre par des personnages réellement incarnés. Chaque personnage est l’aboutissement de son cursus, de son histoire et de ses conflits intérieurs ; chaque personnage porte les cicatrices de sa vie. Letiers réalise ainsi un exercice de haute voltige entre l’extime et l’intime, l’exposition du fait public et le background psychologique. Les deux sont indéfectiblement liés, et Letiers sait le raconter. C’est un élément qui concourt à la richesse de ce livre, et en fait plus qu’un simple polar.

Si dans la plupart des thrillers, les auteurs cherchent à créer un courant de sympathie avec une partie des personnages (un, au minimum), s’ils s’évertuent à trouver les détails qui feront que le lecteur éprouve un désir d’identification, on peut dire que Letiers, pour sa part, ne négocie rien, ne marchande pas, ne sacrifie aucune de ses lignes sur l’autel de l’air du temps. Ne cherchez pas le gentil, le personnage qui finit pas se racheter une conduite, le héros auquel vous aurez envie de vous identifier le temps d’une lecture. Cache-Cash mortel est un thriller politique hyper réaliste, à sang froid, dans lequel les acteurs sont entraînés par leurs destinées et des forces plus puissantes qu’eux et leurs désirs : celle d’une société où les dés sont pipés, et où, seule, la Banque rafle la mise.

2 commentaires sur « CACHE-CASH MORTEL »

  1. Bonsoir mon amie,
    J’ignorais le décès d’Hubert. Cela m’attriste profondément. C’était un homme de bien ! et fin, perspicace, cultivé… et courageux, la preuve. Je lirai son roman, auquel je trouve d’ores et déjà beaucoup de sens, tu t’en doutes.
    Amitiés

    J’aime

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