« Allotropismes » signé David Naïm

J’ai commencé à m’occuper de mon père lorsqu’il est mort.

Les premiers mots d’Allotropismes restent plantés dans la mémoire et annoncent l’ambition et le ton du roman signé par David Naïm.

Le ton : des phrases limpides, des mots précis, choisis, chacun posé dans la plénitude de son sens. Aucune phrase inutile, et, de surcharge : nulle part.

Quant à l’ambition, elle est énorme.

Clément est le père de Moïse, et Moïse est le père du narrateur. Trois hommes, trois vies parallèles, trois lignes qui se fuient chaque fois que le destin tente de les rapprocher un peu. Une relation absente, dont chaque protagoniste semble se satisfaire : en définitive, il est plus facile pour l’homme de ne pas être père, de ne pas être fils.

Mais la nature, elle, ne reconnaît ni le vide ni le silence. Alors, elle endosse le costume du hasard. Ainsi, Clément et Moïse meurent le même jour, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, sur deux continents différents. Or, un juif doit être inhumé avec son Talit (châle de prière), mais après avoir cherché le Talit de son père, le narrateur en trouve deux, dont les tissus sont tellement vieux et abîmés que c’est comme s’ils ne faisaient qu’un. Ils sont presque impossibles à dissocier.

Que faire alors ? Lequel des deux Talits restituer à Moïse ? Voilà un magnifique problème ! [s’est écrié le Rabbin] d’un air gourmand. Problème auquel il n’a, hélas, aucune solution à proposer.

C’est donc à ses risques et périls que le narrateur enterre son père avec les deux Talits emmêlés.

Que peut-il advenir quand la culture, la symbolique, l’imaginaire, le destin, la religion, l’âme et l’esprit des hommes se retrouvent embarqués sur le même navire ?

Et qu’advient-il des hommes qui se retrouvent brutalement devant la tombe de leurs pères qu’ils n’ont pas connus ? Qu’ils se sont même appliqués à ignorer.

Comment vit-on le silence de la mort ? Le vacarme des non-dits, l’insoutenable poids du mensonge, de l’oubli, des secrets.

Une part de la réponse se trouve dans le titre de l’ouvrage : Allotropismes.

L’allotropie est la « propriété qu’ont certains corps de se présenter sous forme de cristal ou non, dans les mêmes conditions physiques ». Ainsi, bien que la mine du crayon noir soit composée de la même matière que le diamant, on ne saurait confondre les deux. Plusieurs formes pour un même corps ? Alors pourquoi pas plusieurs histoires pour une même âme ?

La voici l’ambition énorme de ce roman : nous confronter à notre nature profonde, au-delà des apparences. Allotropismes nous chuchote que nous n’avons pas de sens individuel, je n’existe pas. Je est nous. Tous les hommes, mais pas seulement eux : les lieux et ce qui les compose, tout est relié, car tout est fait du même et unique tissu.

Allotropismes nous aide à franchir les lignes du jugement et à nous affranchir des certitudes ; nous conduit à la frontière de notre propre malheur : Je l’avais porté toute ma vie, cette saloperie d’espoir d’un passé supportable, dans lequel se seraient exprimés quelques regrets, même petits, de ma sœur, de ma mère ou de toi, de importe de qui en fait, mais juste pour me dire que je n’étais pas rien.

La force de ce livre est de faire tout cela, et bien plus, avec maestria, avec souplesse, et chaque fois qu’il peut faire mouche, chaque fois qu’il est à sa place : avec humour.

J’ai aimé cette lecture que je n’ai pas lâchée un instant, et cela pour plusieurs raisons.

Pour le style : sûr, élégant, avec juste le soupçon nécessaire de langage parlé. Le souffle est ample, avec les pleins et des déliés, l’harmonie est là.

Pour la finesse des idées : l’originalité et la richesse du propos. Tu sais qu’en hébreu, la vie se dit au pluriel ? Leh’aim, ça veut dire « les vies ». Tu n’es pas un. Tu es un entrelacs, de toi-même pour commencer, et de tes ascendants. Tu n’es qu’un morceau d’histoire. Un bout de chiffon cousu à un autre. Si tu l’ignores ou si tu choisis de l’ignorer, tu y tomberas, dans le vide.

Pour la créativité dans la peinture des personnages et de leurs lieux et conditions de vie. On est transporté en Tunisie, à Las Vegas, là où habitent les gens, là où ils ne font que passer, partout où David Naïm nous entraîne. Et partout, l’amour se cache dans le détail, comme lors de cette étonnante autant que furtive rencontre (que je ne dévoilerai pas, mais qui m’a mis les larmes aux yeux) sur la route, entre New York et Vegas.

J’aime ce livre pour la lucidité de son propos ; l’élégance avec laquelle il évite la facilité sans jamais tomber dans le laborieux : Tu comprends mieux, maintenant, ce qui s’est passé ? Elle est venue à ma rencontre. Elle a traversé un océan et un continent, mais jamais nous ne sommes parvenus à franchir le dernier mètre qui nous séparait. Elle a trouvé un père, mais ce n’était pas moi.

J’aime aussi ce livre en tant qu’auteur, quand certaines de ses lignes me semblent définir ce qui, pour moi, est l’essence du travail littéraire :

S’il faut mentir, je le ferai. Je me fous de la vérité. Et puis, quelle vérité ? Qui, pour s’en soucier ? Qui, pour s’en proclamer le maître ? Qu’elle prouve déjà son existence ! La vie, dès qu’elle est contée, n’est déjà plus qu’une vie, une vie potentielle parmi des milliers d’autres, variant à l’infini, selon ce qu’y jettent de leur âme celui qui la raconte comme celui qui l’écoute. Seule l’histoire compte, qui entrelace les êtres et les protège du néant.

Bref, il y aurait mille autres choses à dire à propos d’Allotropismes, notamment le rôle silencieux des femmes, aiguilleuses de trains de nuit… mais je crois que le mieux est qu’à votre tour vous ouvriez ce livre.

Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas lu un roman magnifique, fruit d’un écrivain non encore adoubé par la profession.

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