Je vivais dans une société où l’année commence au 1er janvier et finit le 31 décembre à minuit. Où le temps est celui du calendrier des postes (accessoirement Grégorien), où l’emploi de ce même temps relève de Quo Vadis (l’agenda) et s’articule en périodes ouvrables, dimanches, fériés et vacances ainsi qu’on appelle ces pincées de jours programmées pour que tu reprennes du poil de la bête et alimentes l’impression d’être libre et de t’éclater. Une société où le temps est débité en tranches de la naissance à la mort.
Je vivais dans une société où chacun doit trouver une place (plus justement un rôle) afin de se loger, se nourrir, etc., mais surtout se procurer une foultitude de biens à la nécessité plus que douteuse. Les moins chanceux ‒ et de loin, les plus nombreux ‒ y sont condamnés à flamber leur existence dans cet esclavage, alors qu’une poignée de gugusses peuvent s’acquitter de la tâche en devenant (ou en demeurant) riches ou/et célèbres. La finalité de cette apparente réussite et du pseudo bonheur afférent étant de maintenir les guignols de la première tranche dans une sorte d’hypnose garante d’une servilité croissante.
Je n’avais pas trente ans et j’étais déjà sur les rotules. Pour tout dire je pensais de plus en plus souvent à une élégante défenestration.
Même avec du recul, je ne saurais dire ce qui, de ce temps dénaturé ou de l’espace oppressant de la ville, me nuisait davantage. Assez vite je fus accablée par une éruption de gale qu’on dissimule derrière le doux mot grec tardif de psoriasis. De la tête aux pieds, un peu partout.
Quand la claire conscience n’est plus en mesure de se faire entendre, c’est le corps qui prend la relève pour clamer le désaccord.
Dommage d’avoir attendu près de trente ans pour découvrir que mon insupportable malaise était une des conséquences de mon ignorance, de ma vulgarité et de ma paresse d’esprit.
Non.
Le temps n’est pas celui de « l’usine Mickey Mouse », et le seul instrument digne de l’abstraire est le gnomon. (Pour ceusses qui ont oublié, le gnomon est un bâton planté dans un sol dégagé et dont l’ombre portée permet de mesurer la course annuelle du soleil : un huit dont le sommet marque le solstice d’été, la base le solstice d’hiver et la taille, les équinoxes. Un huit reproduit à l’infini, car le temps n’est pas une ligne mais une spirale sans fin.) Ah, certes, ce n’est pas avec le gnomon qu’on peut faire arriver les trains à l’heure… mais cet outil nous ouvre à une autre approche du temps, aussi réelle que celui de la montre à quartz : le temps de la Connaissance. Mes très chères études d’énergétique Traditionnelle m’ont fait ce premier présent. Il y a un temps caché derrière le temps social, un temps éternel, un éternel recommencement, un temps d’une douceur infinie. Un temps dont la marche apparaît ‒ dès qu’on tourne le dos à la technologie moderne ‒ dans la nature, dans les champs, et même dans nos petits jardins. Naissance – Croissance – Maturité – Récolte – Désagrégation – Naissance, etc. La mort n’existe pas, seule existe la transformation. Aucune horloge cosmologique ne s’arrête à midi ou à minuit. Rien ne meurt, tout se transforme. Ça danse dans le Cosmos, ça swingue méchamment. La nuit engendre le jour. Un temps pour s’activer, un temps pour se reposer. Yin-Yang. Le couple divin swingue sans fin dans l’espace infini. Et cela n’engendre aucune angoisse, car ce swing (qualité rythmique propre à la musique de jazz, faite d’une subtile alternance de tensions et de détentes qui donne un effet de balancement souple) se danse à l’intérieur de notre corps, notre petit corps qui n’est rien d’autre qu’un microcosme dans le macrocosme.
Non.
Je n’étais pas un être paumé dépendant de thérapies, de formations, d’adhésion à de quelconques dogmes, et que sais-je encore pour échapper à son mal de vivre. La seule chose qu’il me fallait retrouver c’était cette appartenance au-delà des horloges mécaniques et de toute croyance à une temporalité qui n’est que rythme naturel et répétition à l’infini d’une même phrase absolument parfaite. Phrase dont mon petit organisme manifestait la perfection dans son fonctionnement. Absolue obéissance à un ordre parfait. Et pour moi qui avait développé par réaction tant de réflexes de stérile rébellion, qu’il était apaisant cet assujettissement.
Quant à l’espace, je n’allais certes pas pratiquer un vulgaire story telling ou un quelconque développement personnel pour me faire croire que je pouvais le voir différent de ce qu’il était. Au contraire ! Je me mis à en inspecter toute la hideur, la dégénérescence et l’absurdité. Bien entendu, tout cela n’allait pas sans un coût extravagant ‒ du moins si je me réfère aux apparences ‒ : plus je distinguais la vulgarité de mon environnement, plus mon corps se couvrait de gale… Comme si mon organisme avait eu pour mission de me conduire à mes extrémités jusqu’à ce que je trouve « ma place » (ce qui, je vous l’avoue, fut la plus longue quête).
Non.
Tout en moi se refusait à demeurer un zombie. Je rejetais bloc après bloc ce projet inique que la société avait décrété pour moi. Je ne serais pas plus longtemps une girouette moderne : touriste, mobile, délocalisable à souhait. Je voulais devenir un être du centre et non de la périphérie, du calme et non de l’agitation, un être du moyeu de la roue. Car mes chères études me l’avaient appris, c’est au moyeu de la roue que la vie s’écoule, dans le vide médian, et non dans la gesticulation mortifère.
Ce centre, où le chercher ? Avant de le chercher à l’extérieur de soi, je pense qu’il faut le chercher à l’intérieur. En tout cas, j’ai opté pour cette formule. Et je vous le dis tout net, mes loulous, pour moi ce fut un sacré exercice que de rester centrée quand tout dedans, dehors se débine. Car c’est cela la société dans laquelle nous vivons, une immense entreprise de débinage collectif, la cacophonie, la gabegie. Ça cause. Ça cause dans tous les azimuts. Ça ergote. Ça démontre. Ça rationalise ou croit rationaliser, quand en vérité, ça part en couille avec pertes et fracas. Un immense bordel. D’une crétinerie à dégueuler tripes et boyaux. Un miroir aux alouettes aveuglant, déboussolant. Côt-côt-côt… même mes poulettes (Henriette, Cocotte & Shirley) savent mieux que nous ce qu’elles font. Le centre… devenu l’œil du cyclone, à peine on bouge un cil qu’on sent la violence du maelstrom environnant. Et comment t’aurais voulu que je me sente paisible avec tout ce micmac ? Une fois que t’as trouvé un point au centre du centre, endroit où tu peux te gratter le nez sans encourir le risque d’être happé par la folie ambiante, tu as alors deux possibilités.
Si tu es vraiment balèze, tu peux t’employer à agrandir le centre, de façon à t’y mouvoir plus à l’aise, mais si, comme moi, tu es un peu con-con sur les bords alors, il ne te reste plus qu’à opter pour l’autre solution : te faire petit, tout, tout, tout petit. De plus en plus petit.
Un fois que cette juste place est trouvée (appelons-la centre intérieur), l’espace extérieur adéquat (celui où tu crèches) se présente assez spontanément. De toute manière, on ne veut plus voir ta binette dans le monde profane, tu pues du bec et te ne dégoises que des cornichonneries incompréhensibles. Du coup, même sans avoir à le chercher, tu vas finir par y arriver tout droit dans ton centre du monde, cet espace juste qui est un peu comme une extension de toi-même et qui a le pouvoir de te guérir d’une des pires maladies modernes : la bougeotte.
Bon, on va arrêter ici. Tu l’auras pigé, cher lecteur qui lit ces mots :
ceci n’est que l’écume de la vague profonde,
ceci n’est certainement pas un manuel pour se faire des amis.
Cet article est dédié à Jean-Claude Sergent (auteur entre autre de Observer l’Esprit). Merci de m’avoir ouvert la porte qui m’a permis de rencontrer et frayer avec l’aimable compagnie ; Charles L.M., Thierry. B., Jean-Louis B., Claude L., Alice F., tous maintenant bien installés à l’Orient Eternel.

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