Un carrelage noir et blanc comme un damier recouvrait le sol de l’entrée de l’immeuble où habitait ma grand-mère. J’avais décrété une loi suprême interdisant à quiconque de fouler les carreaux blancs.
En ma présence, personne n’était autorisé à marcher sur un des carreaux blancs qui s’étendaient entre la porte d’entrée et la première marche de l’escalier qui conduisait aux deux étages que comptait l’habitation.
Les carreaux noirs étaient bons et magiques, y poser le pied -je m’en souviens encore- procurait une sensation mystérieuse et excitante, ce qui n’arrivait jamais quand on posait le pied sur un des pernicieux carreaux blancs. Traverser le hall sans tenir compte du pavé, comme l’appelait ma grand-mère, aurait été à mes yeux non seulement une pure hérésie, mais c’était surtout courir le risque fou d’être déquillé par un des perfides carreaux blancs.

Mes grands-parents commençaient par rechigner avant d’accéder à ma demande. Ma grand-mère, encombrée de son cabas renfermant les courses, et mon grand-père, handicapé par ses pieds gigantesques, avaient parfois du mal à respecter la règle : pas un millimètre de semelle sur le carreau blanc. Lui devait positionner son immense ripaton en diagonale. Ma grand-mère sautillait à mes côtés. Je ne disais rien, mais il était ÉVIDENT que les carreaux noirs leur faisaient du bien. Ils avaient beau râler, au bout de deux pas, un immense sourire barrait leurs visages soudain inondés de lumière. Même leurs corps devenaient plus souples et gracieux.
Les effets de la magie des carreaux noirs étaient prodigieux. Par de mystérieux canaux invisibles à nos yeux, des sortes de fibres vibrantes, ils allaient puiser une énergie électrique à leurs voisins, les carreaux blancs. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces derniers étaient blancs : il ne leur restait que du sang de navet dans leurs cristaux de dolomite… et perfides avec ça, car sous le coup de l’anémie, leur esprit était devenu mesquin. Toute leur vitalité avait été aspirée par les carreaux noirs qui regorgeaient d’une sombre vitalité. C’était elle qui m’attirait. Et dès que ma sandale touchait la surface miroitante du marbre, je sentais mon pied s’enfoncer, et je disparaissais tout entière dans un vortex de lumière sombre. Cela se passait très vite. Si vite que personne d’autre que moi ne s’en apercevait. J’étais aspirée au cœur d’une matière sans forme, sans contour, ouateuse, outrenoire. Ça chatouillait. Ça couinait gravement. Ça faisait accélérer le rythme cardiaque. Ça me fichait les jetons. C’était grisant. Interdit. Secret. Au moment où mon genou s’élevait pour ébaucher le pas vers le carreau suivant, ma sandale extirpée au vortex de lumière noire irradiait. Elle s’était chargée d’une mystérieuse énergie qu’elle transmettait à mon pied, à ma jambe, à mon corps tout entier ; c’est elle, la sandale, qui m’arrachait au sol et, sans effort, me propulsait sur le carrelage suivant où recommençait la même aventure secrète dans le monde parallèle. Arrivée à l’avant-dernier carrelage noir devant l’escalier, mon corps s’affranchissait de la pesanteur. Jambes serrées, pieds joints, je décollais, et d’un bond extraordinaire j’atterrissais sur l’ultime carreau noir. Catapultée par ma force cosmique, je pénétrais alors dans un univers palpitant. Les ondes s’y déployaient avec la grâce des forêts flottantes de kelp. Mon corps coulait lentement vers des abysses amicaux. Les ondes tendaient vers moi leurs longues langues soyeuses et tendrement m’enrubannaient. Même longtemps après, je sentais encore sur ma peau l’écho des caresses veloutées du monde parallèle. J’avais alors l’impression que je vivrais mille ans et que l’univers n’aurait aucun secret pour moi.

Le monde merveilleux de l’enfance ouvre des béances et des univers fantastiques ! Et votre plume les fait renaître.
Merci pour ce beau texte si évocateur.
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