Il y a une autre manière de vivre dans le monde, une façon différente de celle qui nous est inculquée par la culture, les médias, les réseaux sociaux. Une manière qui ne découle d’aucune philosophie, d’aucune religion, et bien entendu d’aucun avatar de la pensée rationnelle fondatrice de notre civilisation moderne.
En parler est bien difficile, car elle se situe au-delà des mots. En tout cas au-delà de la langue galvaudée que nous utilisons en toute impunité.
Cette manière de vivre consiste à retrouver l’expérience sensorielle et spirituelle dissimulée derrière toute part de la création. (Notez que cette phrase, même si j’en ai pesé chaque mot et la syntaxe, ne donne qu’une idée réverbérée et nécessairement fausse de mon sujet.)
Des exemples permettront peut-être de s’approcher un peu du centre ou de le concevoir.
Prenons un nuage. Chaque nuage est une histoire particulière, conséquence des forces agissantes, et son histoire s’exprime physiquement sous l’apparence de la forme et d’évolution de la forme. Non seulement les nuages sont de prestigieux conteurs (même s’il n’y a plus grand monde pour écouter ce qu’ils ont à raconter), mais ils sont la part visible, le rapport intime du Ciel avec la Terre, de l’humide et du sec, du vent, du chaud et du froid. Les nuages racontent en permanence l’histoire de l’instant. Les nommer cumulus, cirrus, stratus, etc., et les considérer sous l’angle d’amas naturel de fines gouttelettes d’eau ou de cristaux de glace en suspension dans l’atmosphère ne sert qu’à les répertorier pour prévoir le temps. A chacun de savoir devant quoi il est préférable de se prosterner : la météo ou le Ciel-Terre.
A chacun de savoir… (à chacun de se faire son idée aussi). Je crois qu’il n’existe aucune phrase ‒ et de ce fait, aucune conception ‒ plus assassine que celle-là.
Il y a une autre manière de vivre dans le monde. Devant l’arbre, appréhender autre chose que son essence, sa valeur, son âge, sa taille, la fraîcheur de son ombre, voire sa beauté. Celui qui admire la beauté de l’arbre ne vaut pas mieux que celui qui en estime le prix. Dans le même sac ubris et pathos. Chaque arbre est là pour nous rappeler que nous sommes entre Ciel-Terre et que notre mission est de tracer le cercle et dresser la verticale jusqu’à retrouver en nous l’axe du monde.
Il y a une autre manière de vivre dans le monde, Platon a sa façon l’a écrit en reprenant à bon compte le mythe de la caverne. Mais l’on peut s’en battre les flancs, et défigurer le mythe pour en faire une philosophie si peu fiable d’ailleurs qu’à chaque siècle il faut trouver de nouveaux beaux esprits pour ratiociner da capo (et yo-yoter du chef).
Bref, il y a une autre manière de vivre dans le monde et heureusement. Derrière le nuage, derrière l’arbre, le ruisseau, la pluie, la terre, la montagne, la fleur, le fruit, la poule et l’œuf… tels que régurgités et inculqués par la famille, l’école, la littérature, la philosophie, la science, la technologie, la gestion, la finance, la politique… il y a le monde non-ordinaire avec ses territoires immenses.
Les territoires du bas avec leurs forces telluriques. Pierre à travers laquelle on passe, densité dans laquelle on se dissout jusqu’à renouer avec l’esprit minéral, animal et végétal de la nature, et jusqu’à retrouver la nature en soi.
Les territoires du haut vers la lumière ouranienne, dans laquelle on se dissout jusqu’à renouer avec l’essence permanente de la création.
Le territoire du milieu dans lequel on peut revenir enfin rassemblé, coagulé en un être neuf capable de changer de spire avant de repartir pour nouvelle aventure périlleuse et rude, jusqu’à se défaire des habitudes, de la routine ; cesser de devenir pour être.
C’est ce que d’aucuns appellent les « voyages dans le monde non-ordinaire ».
Mais l’on peut s’en battre les flancs et poursuivre le chemin tout tracé. Parce qu’en définitive, on s’y fait. On s’y fait même très bien, tellement que plus rien ne choque. Comme un poisson dans l’eau. Mais la facilité n’est pas gratuite, Pinocchio l’a appris à ses dépens. Bien souvent, c’est le physique qui craque, qui n’en fait qu’à sa tête. Mais c’est surtout l’âme qui grince, sans qu’on sache que c’est elle qui nous réveille la nuit.
Il y a une autre manière de vivre dans le monde. Elle ne s’enseigne ni dans les écoles ni dans les livres (ou plus justement dans de très rares écoles, dans de très rares livres), elle réclame un certain engagement de moins en en moins de mise à notre époque, comme passer le pont de l’épée, ou le pont tournant, ou le pont de verre… c’est à ce prix, à ce prix seulement que certains diront mitakuye oyasin et d’autres Un le Tout.
Cet article est dédié à Roberta R. arpenteuse des Grandes Plaines.

L’illustration de l’article est une toile aborigène d’Australie et vous pouvez non seulement découvrir mais également acquérir les œuvres des artistes sur le site dédié