Il y a des mots, des expressions qu’on ne dit plus couramment de nos jours, ou qu’on n’ose plus prononcer, car ils peuvent faire de nous des gens démodés, trahir notre âge, dire qu’on a assez vécu. Pffft ! Place aux suivants.
Il est plutôt rare de nos jours d’entendre dire d’un auteur qu’il a « brodé un roman ». Expression à la surface de laquelle surnage un petit air méprisant. Il y a dans cette « broderie » l’idée que l’auteur en rajoute, s’arrange avec l’histoire, ou pire rallonge, délaye, s’éloigne du cœur de l’intrigue. Écrivain ayant tendance à « broder ». Si on lit cela dans un commentaire, on hésite sur le sens à donner. Sauf si l’on est du Sude de la Frânce, où, là, peuchère, on sait, ce que ça veut dire « Oh, gari, tu broderais pas un peu sur les bords ? ». D’ailleurs, on dirait plutôt « Oh, gari, là je crois que tu bromèges* ! »
Enfin, bref, moi ce n’est pas du tout du tout ainsi que je vois la chose.
Écrire, c’est comme broder. Broder au tambour de préférence.
Un tambour est un cadre rond utilisé pour maintenir le tissu tendu. Sur le tissu figure un dessin. Pour remplir ce dessin on dispose d’un fil passé dans le chas d’une aiguille. Ensuite, il faut apprendre le geste : pour commencer, la main disparaît à l’arrière du tambour et, à tâtons, cherche de la pointe de l’aiguille le point de départ. L’aiguille, poussée par les doigts brodeurs, perfore le tissu. En premier apparaît l’acier et ensuite le fil avec sa couleur chatoyante. Le fil qui revient de cette face cachée de la lune, empreint de mystère, déploie lentement la chatoyance de sa teinte sur l’ouvrage, et se couche pendant que la pointe d’acier vise l’endroit précis où elle va s’enfoncer, disparaître ainsi que la main qui, repassant dans la face cachée de l’ouvrage, va tirer ‒ tire-tire l’aiguille, ma fille ‒ emportant le fil dans la partie sombre, cachée : l’inconscient.

Que fait le fil sous la surface de l’ouvrage ? Parfois, il reproduit et suit à l’identique le motif qui se dessine sous nos yeux, mais parfois, non, il tire une ligne vers un autre endroit et réapparaît là où on ne l’attendait pas, créant ainsi, invisible à nos yeux, bien dissimulée, la toile des liens secrets entre différents motifs.
Pour sonner vrai, les mots ont besoin de passer de l’autre côté de l’ouvrage ; besoin de prospecter dans le non-dit, l’indicible, dans l’inconscient. Les mots doivent disparaître dans le silence avant de revenir à la surface du texte.
Hier, je me posais une question tout en méditant sous mon chêne aux feuilles parfois agitées d’un souffle de vent.
S’il est relativement simple de représenter le vent dans les branches d’un arbre en utilisant divers moyens comme la peinture, la musique ou le cinéma, comment fait-on pour traduire cela avec des mots ? Est-ce seulement possible ? Voilà quelle était ma question.
Bien entendu, on peut toujours aligner des phrases : L’arbre était agité par une brise, Le vent traversait le chêne en faisant bruisser les feuilles, Une brise légère venait parfois s’égarer dans l’arbre, etc. Mais toutes ces phrases ont déjà été écrites mille fois et elles sont d’une consternante indigence.
M’est alors venue la métaphore de la broderie au tambour.
- Choisir un fil à broder couleur de vent dans l’arbre,
- l’enfiler dans l’aiguille d’acier,
- faire un nœud au bout du fil pour bien en arrimer l’extrémité dans l’inconscient de l’auteur,
- plonger la main, l’aiguille et le fil dans la partie invisible de l’histoire,
- trouver à tâtons l’endroit idéal pour resurgir dans le conscient,
- repasser sa main dans la partie visible de l’histoire et tirer, tirer le fil, très haut, le tirer jusqu’en bout de course et, de là-haut, viser, comme un faucon verrouille et fond sur sa proie, planter la pointe de l’aiguille dans le point suivant, plonger, plonger à nouveau dans l’inconscient.
Traduire avec des mots le vent agite les feuilles du chêne est impossible. En tout cas, impossible dans un texte littéraire. Bien entendu, on peut le faire, mais il ne s’agit pas alors d’un texte littéraire mais d’une indication scénaristique Dans un texte littéraire, il n’y aura peut-être en fin de compte ni vent, ni feuilles, ni chêne, seulement l’empreinte de tout cela à la fois : une couleur, un état d’esprit, une réflexion, le ton d’une réplique dans un dialogue, la fin d’un chapitre, un retour à la ligne… peu importe : juste ce que le fil de soie entraîné par l’aiguille d’acier dans l’inconscient de l’écrivain aura finalement ramené à la surface de l’histoire. Quelle fichue importance que le vent souffle dans un arbre ? Qu’elle ait des yeux d’un bleu profond ? Qu’ils s’enlacent, assis sur un banc ? Qu’il piaffe d’impatience ? Etc., etc., etc. Est-il besoin de lire pour s’encombrer l’esprit de pareilles futilités ? Est-il besoin de passer son précieux temps à rédiger de si creuses phrases ? Une machine ne le ferait-elle pas aussi bien ?
Une des différences entre une machine et un Homme n’est-elle pas chez ce dernier la présence d’un inconscient ? Notre richesse intime n’est-elle pas toute récapitulée en lui ? Et si la littérature ne veut pas être absorbée par le cinéma, lui même déjà absorbé par la télévision, elle-même déjà absorbée par l’écran tactile, lui-même colonisé entièrement par les séries… ne devrait-elle pas continuer à fouiller les mystères de la vie avec ses outils propres qui sont
les mots ?

- Le bromège, entre Toulon et Marseille, c’est une pâte à base de chair de sardine qu’on met à la mer pour attirer le poisson. Et broméger, par déduction, veut dire appâter.