Écrire : une question de souffle

Published by

on

à Marijo, Serge, Bernard, François et les autres.

Quelles sont sur le parquet, ces traces sombres qui n’y étaient pas auparavant ? Il m’avait fallu un moment avant de comprendre que c’était du sang.

Non ! Pas du sang, mais mon sang.

Le sang de mes petits petons.

Sur le coup, on ne sent rien, c’est après… après la douche, quand on veut enfiler ses santiags. Là, on se dit que ça va être coton pour rejoindre ses pénates. Et l’on n’est pas déçu. Après la brûlure viendront les ampoules. Pas les petites ampoules de bébé, non, les maousses. François rigole en loucedé : « C’est ça, ma jolie ! Au kendo, on commence par se refaire la peau de la plante des pieds ». Il me donne l’astuce pour les mégas-ampoules à venir : les transpercer de part en part avec un fil de couturière passé dans une aiguille.

Ce soir-là, je venais de prendre (dans le buffet) mon premier cours de kendo. Bernard Durand, notre sensei, m’avait installée dans un recoin du dojo. Il m’avait montré une façon étrange de se déplacer en faisant glisser ses pieds sur le parquet . « Faites ça, jusqu’à ce que je revienne vous voir. » L’exercice paraissait simple, et j’étais disciplinée. Durand Sensei est revenu au bout de trois quarts d’heure. Le jeune homme qui avait commencé, lui aussi, ce soir-là s’était arrêté depuis longtemps de patiner ; moi j’allais bon train, comme le lapin Duracel. « C’est bien, vous pouvez continuer, me dit Bernard. Et vous ? On peut savoir pourquoi vous vous êtes arrêté ? —Ben, ça y est, c’est bon, j’ai fait l’exercice, lui répond l’insolent. —Vous savez où sont les vestiaires ? » Le keum venait d’se faire lourder ! Il est parti en tanguant. Ma parole, il n’en revenait pas ! En fait, il s’était arrêté de patiner quand il avait vu mon raisiné. Mauviette, va !

Ce n’était pas l’esprit du dojo que j’avais découvert ce soir-là (de ce côté, j’étais déjà dessalée depuis quelques années), mais ce curieux déplacement, base de tout le kendo : pied droit devant, pied gauche derrière ; écartement des jambes : une longueur de pied, écartement des pieds : une largeur de pied ; talon gauche arrière à une épaisseur de feuille de papier du sol ; pieds souples « comme des escalopes », et en avant les cadors. Déplacement improbable, douloureux, fastidieux, surtout quand il est question, des mois de transpiration plus tard, de conserver cette étrange maintien tout en combattant.

Les voici : Marijo Selam, Serge Perrin, Bernard Durand, François Briouze.

J’ai assez vite deviné que je n’arriverai pas à grand-chose dans cette discipline. Si l’esprit de cette longue route martiale était à mon goût et bien dans mes cordes (j’aime souffrir ! ), la réalisation physique de cet art était au-delà de mes propres capacités physiologiques. De fait, au bout de quelques années d’abnégation, je dus renoncer à l’entraînement, sous la pression de celui-ci :

Persévérer dans cet exercice violent ne m’assurait qu’une seule perspective : la démission prématurée de mon palpitant. Et je voulais vivre longtemps, pour au moins une raison : donner forme à ce que j’avais entraperçu dans le dojo que j’abandonnai donc pour une question de souffle.

Presque naturellement, je remplaçai dès que je le pus le kendo par l’écriture.

Écrire, cela ne devait me poser que peu de problèmes… j’avais appris, j’avais l’habitude de rédiger (certes, des documents professionnels, mais enfin, diable ! diable ! écrire, c’est écrire), j’avais des choses à raconter et du temps pour le faire. J’envisageai alors l’exercice comme un parcours de santé, et même, allez, il paraît que le ridicule ne tue pas (ou plus), je me voyais bien signée chez un grand zéditeur.

Mora Stylos. Modèle Sumiko Katana

Le temps de le dire et je bouclai mon premier chef d’œuvre : La grande vie (rien que ça). Je me rappelle qu’après avoir écrit le dernier mot de cette histoire abracadabrantesque, j’étais allée marcher sur la plage. Il faisait un drôle de temps, on était novembre. Le ciel était bas et sombre, depuis l’horizon galopaient vers moi des diablotins noirs d’encre. La mer était étale. Personne à l’horizon ; seule la pluie arrivait. J’étais devenue Melville, Kerouac ; j’étais Faulkner.

Je n’étais personne, évidemment. C’était là mon ultime divagation de ce genre.

Le seul véritable lecteur qui s’était envoyé La grande vie (écrivain lui-même, Prix Femina, Chevalier des Arts et des Lettres, et bon homme par-dessus tout), m’avait répondu, gêné : C’est inclassable. Ce qui dans un langage plus direct se dit en clair : Classement vertical !

Je réalisai soudain que je m’étais montrée envers la littérature aussi irrévérencieuse que le jeune homme, cité plus haut, l’avait été envers le dojo.

Cependant, la mésaventure m’avait révélé ce qu’il me restait à faire : trouver dans l’écriture l’équivalent des déplacements du kendo. Reprendre la langue à la base : la phrase, sa construction, son équilibre ; les mots, leur sens exact et leur sonorité. Écrire ensuite des phrases, des phrases, des phrases pour les reprendre toutes, une après l’autre, et les secouer, les tordre, les déformer, les contraindre, jusqu’à ce qu’elles se déplacent seules sur la page, fermes, belles, martiales.

Aujourd’hui encore, devant le moindre texte, je recommence le même exercice inlassablement, comme si chaque fois était la première.

On est toujours un enfant dans la pratique du kendo

Des années plus tard (une fois éprouvés les fondamentaux), je me suis lancée dans le geiko littéraire : l’écriture d’une histoire. Et devinez qui m’attendait goguenard sur la page blanche ? Mon vieux pote, le souffle. La vache ! L’obstacle que je n’avais ni su ni pu franchir au kendo était là, à nouveau. Mais si mon cœur –shinzō – m’avait fait faux fond dans le dojo, je jurai que mon cœur –kokoro– serait sans faille devant le centillion de pages blanches qui me narguaient.

Le souffle : voilà où niche le cœur de l’écriture. Plus important que l’histoire, que la narration, plus important que le style même : le souffle est l’esprit du texte. Il n’existe aucun mot pour le décrire, mais il habite tous les mots ; c’est même lui qui leur insuffle la vie. Le souffle qui n’appartient ni à l’auteur ni au texte va où il veut. Il s’invite comme les kamis s’invitent au dojo, quand ce dernier est harmonieux.

La vie périlleuse de l’écrivain (ou aspirant écrivain)

Et aucun soulagement une fois posé le fin mot de l’histoire, car le dojo est infini, et la quête sans fin ni commencement. Une histoire, je peux la réécrire une fois, deux fois, trois fois, autant de fois qu’il faudra et, à chaque réécriture, rénover mon regard ; en relire chaque phrase comme la première fois, reprendre chaque mot, son sens, sa sonorité, lire encore la phrase et la défier, travailler ma garde, jusqu’à ce qu’elle soit devant le texte ferme, résolue, prête à mourir. Et puis, tout reprendre encore, et polir. Polir les mot et prêter l’oreille : quand ils chanteront comme des galets dans la vague, c’est alors que peut-être… peut-être j’aurais capté un peu de l’esprit du dojo.