Dès la première phrase de ce roman : « L’homme dégoulinait d’eau noire car il sortait du ventre de la terre », le lecteur est prévenu de ce qui l’attend en se lançant dans la lecture de Big Jim de Guilhem Cadou.
L’image nous suggère un scénario de naissance ou de renaissance. Celui qui se fera appeler Jim, Big Jim naît ou renaît au monde, non plus bébé, mais homme, peut-être même vieillard ou hors d’âge comme un vieux whisky irlandais.
Comme le nouveau-né, l’homme est sans mémoire ; comme le vieillard, il ouvre une dernière fois les yeux sur le monde avant de le quitter. Big Jim est la récapitulation d’une vie oubliée, effacée. Guilhem Cadou a choisi la matière dans laquelle sculpter son personnage : la tourbe. Pas étonnant aussi que ses formes se dissolvent chaque fois que l’auteur réussit à en ébaucher quelques-unes. La pluie irlandaise, incessante, les vents du large, la course des nuits et des jours se jouent de ses efforts d’auteur-Sysiphe.
Le ton est donné. Ce sera free-style : une quête des étoiles, façon John Coltrane ; une course immobile dans un décor en permanente décomposition. Les mots glissent, les phrases dérapent, le sens se dérobe souvent, on bute parfois sur certains mots comme sur des obstacles dans la nuit. On avance à tâtons, ivres, électrisés par les éléments et parfois stoned de bières âpres, de whisky au goût de terre. On tourne, on se perd dans le temps, on court et l’on ferme les yeux quand l’auteur prend la peine de préciser l’espace-temps d’un chapitre. Qu’importe les repères, et à quoi serviraient-ils d’ailleurs dans un monde travaillé, déchiré, décomposé, qui donne une seule envie, celle de se perdre, à l’instar de Big Jim et Karl Hito, pour retrouver ceux que nous avons tant aimés : Jim Harisson, Jack Kerouac, Gary Snyder & Co, et boire un dernier verre avec eux.
Big Jim est un texte à sensations. Il touche au cœur tous ceux qui ont tâté de la route -et dans la route, entendons les chemins, les sentiers, les nuits dehors, la visite des éléments déchaînés, les virées loin de toutes traces humaines, le retour à la roche, à la terre, à l’eau. Ces escapades dont on revient lessivés, hagards, incompréhensibles à force d’avoir été délavés par les orages, roués, maculés. Ces retrouvailles, à chaque fois plus incertaines, avec la « civilisation des hommes ». Plus incertaines, et de moins en moins convaincantes, presque plus heureuses du tout.
À force de fréquenter les esprits de la nature, Big Jim a perdu la mémoire des apprentissages qui avaient fait de lui le chien domestique qui connaît sa niche, sa laisse et son os : « La réalité est parfois un fil emmêlé qu’il est impossible de suivre jusqu’au bout ». Tout le propos de ce roman est de révéler au lecteur le caractère hautement improbable de la réalité, une construction fragile pour éviter d’avoir à regarder le vide.
À la différence des road-stories de Kerouac qui rappellent les grands coups de pinceau de Hans Hartung d’une côte à l’autre de l’Amérique, Big Jim est un « sur place ». Le mouvement n’est qu’impression, un trompe l’œil : c’est le décor, la nature qui se dérobent sans cesse, comme lorsqu’au retour d’un méchant trip, on essaie sans succès de faire la mise au point. « Hito, dit-il, je crois que la montagne est partie ».
La route de Big Jim est celle du vagabondage de l’esprit. Joseph Campbell a théorisé la trajectoire des héros, remarquant que dans tous les récits qui construisent notre épopée humaine, les personnages mythiques -tels Bouddha, Jésus & Co- passent immanquablement par diverses étapes-archétypes : Innocent, Orphelin, Victime, Vagabond, Guerrier pour finir par résoudre l’énigme en accédant au stade de Sorcier. Big Jim est le Vagabond, accroché à sa route du dedans : « J’ai peur que ça s’arrête. La route, les souvenirs. J’ai peur qu’il n’y ait rien au bout. Il faudra bien que je me décide un jour. -À quoi ? -Revenir.
C’est ce que fait la grandeur du personnage, et lui donne une aura ulyssienne : Big Jim est vagabond par fatalité. Tout son être tend au retour.
La fatalité a fait de lui un rêveur aux pieds de tourbe ; cette presque terre, pas assez dense pour l’ancrer dans la réalité : « Alors, il ouvrit la porte aux rêves, car c’est avec eux qu’il reprenait le cours de sa vie. Les rêves, ils avaient le sens des réalités. »
La fatalité a ses héros : les écrivains sont ces héros. Certains d’entre eux, en tout cas. Héros ou Sirènes ? On peut se poser la question. « Je fais des rêves. J’ai des visions. Je parle à des écrivains morts et à des voix dans la nuit. Soit je suis fou, soit je suis libre. Je me souviens parfois. Mais plus je me retrouve, plus je change aussi. Quand je me rappellerai tout, je serai devenu quelqu’un d’autre. Ça me fait peur, un peu. » Héros ou Sirènes ? Car telle est l’angoisse portée par Big Jim : faut-il sortir de ses rêves et de ses visions pour devenir qui l’on est ? Que doit-on accepter de perdre ? Autant de questions que seul le Sorcier peut résoudre et que le Vagabond fuit.
Big Jim est également une ode aux esprits de la nature avec lesquels les deux personnages clé -Jim et Hito- communiquent sans filtre : « Le ciel prit une teinte violette sur les coups de midi et ils comprirent que les ennuis commençaient ». Les amoureux de la Terre apprécieront, et ils retrouveront l’écho de leurs amitiés sauvages.
Il est indispensable de parler aussi de la musique du texte : Guilhem Cadou a réussi à retrouver la vieille partition kérouaquienne : « À partir de Derry, la route lui sembla étrangement familière. Il longea la côte jusqu’à Buncrana et prit vers Carndonagh dans l’ombre solitaire du Sleive Snaght. Ensuite, il rejoignit Moville et Greencastle. »
Le tour de maître est la fin de ce roman qui aurait pu finir… en queue de poisson ou pire en happy-end (l’horrible, le détestable, le puant happy-end du navrant feel-good actuellement plébiscité par une non moins navrante littérature de super marché). Eh bien, Big Jim a une fin à la hauteur de son ambition. Une fin qui se mérite et qui n’a de sens que pour le lecteur qui aura fait la route.