Rebelle, un peu fou, décadent, parfois dépendant des drogues, mais, quoi qu’il en soit, toujours original, hors cadre, tel m’a été dépeint l’artiste. Et les écrivains qui ont marqué leur temps ont trouvé dans l’anticonformisme le philtre qui leur a ouvert les portes de la postérité. Dit autrement, seuls les rebelles feraient de « vrais » écrivains capables de produire une œuvre ; les autres : petits artisans, tâcherons de l’écriture, bien installés dans leurs existences douillettes ne pourraient, et encore pas tous, que débiter du roman de gare, du pavé « prêt à faire pleurer Margot ».
Longtemps, j’ai cru que l’artiste ne pouvait être que rebelle.
Lire la suite: Peut-on encore être un artiste rebelle aujourd’hui ?Le mythe du créateur maudit : un héritage culturel récent
Eh oui, et je ne pense pas être la seule dans ce cas, car cet article m’a été inspiré par une émission France Culture récemment entendue. L’invitée : Leila Slimani pour son dernier roman J’emporterai le feu (qui clôture sa trilogie Le pays des autres), et le guide vers la réflexion à propos de la liberté et de l’esprit de rébellion constitutif à la création : Jean Cocteau, dans une interview de 19621.
Oui, tout le monde (ou presque) se soumet à cette « évidence » : seul un être rebelle peut renverser les tables, et, de cette rébellion seule peut naître une œuvre.
Alors, enflammée par cette idée, et toute prête à dénigrer mon siècle réputé pour son attachement au bien-être, je m’apprêtais à écrire un de ces pamphlets contre la société du confort et du wokisme triomphants, quand j’ai senti un doute en moi s’immiscer. J’ai revu les merveilleuses créations picturales d’Orient, j’ai entendu résonner les haïkus de Bashô, les lais de Marie de France, les Métamorphoses d’Ovide… et je me suis demandé si ces pièces admirables avaient quoi que ce fût à voir avec l’esprit de rébellion, avec un quelconque désir de révolution.
L’artiste « maudit » une posture née au XIXe siècle
Il ne m’a fallu qu’un instant pour mettre à mal cette croyance pourtant si fièrement enracinée, que la désobéissance était le ferment de la création artistique. De fait, la perception de l’artiste en tant que rebelle, pour qui la rébellion est une condition essentielle à la création, s’est particulièrement affirmée au XIXᵉ siècle, et encore, dans une toute petite partie du monde : notre Occident. Cette période, qui marque une transformation significative du statut de l’artiste dans la société industrielle, est symbolisée par le mythe de la bohème. Les artistes se mettent alors à adopter une posture de défiance face aux normes établies, revendiquant une liberté créative et une indépendance vis-à-vis des institutions.
Des figures emblématiques apparaissent et s’installent dans ce qui sera notre représentation de l’artiste dans les décennies (siècles) suivantes. En peinture, Gustave Courbet illustre cette évolution. Considéré comme précurseur des impressionnistes et père de l’art moderne, grâce à sa liberté artistique et son audace, Courbet rompt avec les conventions artistiques de son temps en représentant des scènes de la vie quotidienne avec une honnêteté brutale, défiant ainsi les attentes académiques.
Les artistes de l’écrit ne sont pas en reste. Baudelaire, Verlaine ouvrent le bal des « poètes maudits », reprenant le flambeau de la révolte de Villon et plus tard de Sade, dont on peut dire que deux hirondelles ne font pas une révolution.


L’artiste d’hier : un artisan sous contrat
Mais oui ! Dans l’Antiquité et le Moyen Âge, l’artiste n’était pas un rebelle, mais un artisan au service d’une commande (roi, Église, mécène). Créer consistait à exécuter un projet dans un cadre défini.
C’est au XIXe siècle, avec le romantisme et le réalisme, que l’artiste se détache du pouvoir et revendique une autonomie totale. Courbet, Baudelaire, les impressionnistes rejettent l’académisme et prennent la posture du marginal, du rebelle, du provocateur. À partir de là, cette image devient une norme.
Peut-on encore se rebeller aujourd’hui ?
Aujourd’hui, ce modèle est tellement ancré qu’on attend, si l’on n’exige, de l’artiste qu’il soit subversif… mais comment se rebeller dans une société où la permission est la norme ?
Je fais partie des « vieux », ceux qui auront vécu à cheval sur deux périodes. J’ai connu dans ma prime jeunesse une société encore normée, parfois à l’excès : toute liberté était bonne à conquérir. Des libertés pour la femme, bien entendu, mais également pour le jeune homme souvent contraint par sa famille de rester dans la norme, le rang ; mais aussi des libertés et des droits pour le travailleur, pour l’étranger, pour les peuples, pour la nature, pour la pensée, et, justement, pour la création.
Il fallait que la jeunesse soit bien conformiste dans les années 60, 70, et même 80 pour se contenter d’approuver et de se ranger avec docilité. Tout nous portait, au contraire, à nous soulever, à militer, à vouloir changer le monde.
De l’indignation à la rébellion : un glissement fatal
À la fin du siècle, la flamme révolutionnaire s’est éteinte, faute de combustible. Et puis, le nouveau siècle s’est ouvert et a accouché du wokisme, de la bienpensance, de l’empathie et, dans le monde de la création, de l’ère du copié-collé.
Nous sommes passés de la révolte des corps et des idées aux reproductions Warholiennes, où tout se clone, s’édulcore et se vend en kit. Et comme l’avait prédit le prophète des temps modernes, tout le monde a la possibilité de connaître un quart d’heure de célébrité.
L’époque est aux auteurs aimables
Aujourd’hui, l’art n’a plus besoin d’être un cri : il doit être un produit.
Nous avons assisté à un glissement sémantique fatal pour l’esprit de rébellion. Et sans hésitation, je désigne un des coupables : Stéphane Hessel avec son manifeste Indignez-vous !. Partant de l’idée que l’opposé de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence, Wiesel a lancé dans la société un « mouvement d’indignation ». Résultat : nous sommes dans une société d’indignés professionnels.
On s’indigne contre tout, mais on ne se rebelle plus.
Alors, la question reste ouverte : dans une société où l’interdiction est interdite, et où l’urgence est de s’indigner, contre quoi se rebeller ? Et surtout, la rébellion est-elle encore un vrai moteur créatif, ou un simple code marketing, quand ce qu’on demande à l’artiste, c’est d’être aimable ?
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