Nous sommes tous des bâtisseurs de cathédrales

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Au Panthéon des pensées stupides (quand elles sont prises au pied de la lettre), j’ai envie d’introduire la célèbre citation sartrienne : « L’enfer, c’est les autres ». Je n’apprécie pas Sartre, ça tombe bien.

Bien entendu, je sais qu’en lançant cette affirmation, il voulait nous faire comprendre que les autres peuvent devenir un enfer à partir du moment où leur jugement nous affecte, au point de nous empêcher d’atteindre une véritable liberté. Mais même en conduisant la pensée dans ses ultimes retranchements, en la passant au crible du raisonnement… il n’empêche…

Il n’empêche que ce que nous retenons est ce qui est écrit. Et ce qui est écrit est bien que « l’enfer, c’est les autres ». Les autres, responsables du fait que l’on souffre, que l’on doive lutter, que l’on se heurte à l’adversité, que l’on doive se remettre en question quand ce n’est en cause.

Faut-il s’étonner que cette pensée ait été proférée dans les années 40 ? Rendue publique en 1944 plus précisément. Et ce serait dommage de ne pas faire de lien avec une autre œuvre, italienne, celle-ci, et publiée en 1949, je veux parler de La peau de Malaparte. Décennie qui marque un tournant décisif dans la culture occidentale – européenne. Fin de l’Ancien Monde et de ses valeurs, balbutiement d’un nouveau, où l’individu « individualisé », se replie sur lui-même, à l’intérieur de sa peau, et bien décidé à tout garder pour lui-même, à commencer par son sang.

L’enfer, c’est les autres. Nous voici dans la société du Tout Pour Ma Gueule (TPMG), une époque où, si l’on consent à mutualiser la difficulté, on privatise à tout va le bien-être. Une époque A Chacun Sa Vérité (ACSV), qui aboutit à notre présent : un temps où l’on ne parle plus que de soi, et peut-être même pas par narcissisme forcené, mais par peur panique de voir malmenée la seule chose à laquelle finalement l’on tient : NOTRE PEAU.

PEAU, petite frontière entre soi et autrui, aussi insignifiante que la couche d’atmosphère qui nous sépare du vide sidéral.

Et pourtant… si l’autre, loin d’être un enfer était un possible paradis, ou du moins un geste, un mouvement vers ce dernier ?

J’ai fait un rêve, et l’ai trouvé si beau que j’ai voulu lui donner un soupçon de réalité.

Dans ce rêve, les autres étaient comme les pierres dont on bâtissait autrefois les cathédrales. Les autres étaient de toutes sortes et de toutes tailles, de toutes consistances, certaines dures comme le fer, d’autres tendres. Chacune était précieuse et irremplaçable si l’on savait qu’en faire, à quelle partie de l’édifice la destiner.

Si le bâtisseur était habile, toute pierre pouvait trouver sa place, et concourir à faire de l’édifice, non seulement une belle œuvre, mais un temple harmonieux.

Dans ce rêve, l’édifice n’était pas inerte, mais, au contraire, magie de l’imaginaire, il respirait, il vibrait, prenait toute sorte de formes sans jamais perdre son allure générale de lieu sacré.

Alors, une voix a récité ces vers de William Blake :

À l’oiseau, le nid,

À l’araignée, la toile,

À l’homme, l’amitié.

Et j’ai vu que le ciment élastique qui permettait au tout de tenir, de continuer à grandir, évoluer dans sa forme sans jamais se défaire était ni plus ni moins que l’amitié qui a figure d’amour.

Et j’ai vu aussi que le bâtisseur se saisissait de chaque pierre avec délicatesse, comme s’il avait eu peur de la « déranger », qu’il l’observait pour lui donner sa juste place, et que pour certaines, il les empilait avec détachement en un tas qui n’avait rien à faire dans son œuvre.

J’ai vu aussi que le bâtisseur parlait à ses pierres et que les pierres lui répondaient dans leur langage minéral. « Mets-moi ici », disaient certaines. « Ici, je serai parfaitement bien ».

Quand je suis revenue de cet étrange rêve, je n’ai pu m’empêcher de me questionner. Avais-je édifié, moi aussi, un de ces fameux palais de liens d’amour ? Avais-je enfin fini de suspecter autrui, de craindre en lui un enfer, ou, au contraire, de lui sauter au cou en le prenant pour une merveille (un autre moi-même, une combinaison parfaite) ? Avais-je, oui ou non, fini de trier mes semblables en fonction de mes goûts, de mes désirs ? Je t’aime, je ne t’aime pas, je ne t’aime plus, pourquoi ne m’aimes-tu pas ? Avais-je enfin fini avec tout ça ? Étais-je, enfin prête, comme le bâtisseur de l’étrange rêve, à prendre délicatement tout un chacun, à vérifier s’il pouvait appartenir à mon édifice virtuel, s’il avait une chance d’y être bien, d’y être, pourquoi pas, un peu heureux ? Avions-nous enfin, eux tous et moi, laissé à la porte nos petits égoïsmes ? Étions-nous prêts à vivre une aventure véritablement humaine ?

L’oiseau a son nid,

L’araignée a sa toile,

L’homme a l’amitié.