Un chemin qui a du cœur

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Il paraît que tous les chemins se valent et que de toute manière, ils ne mènent nulle part.

C’est en tout cas ce que prétend Don Juan, le mentor et sorcier Yaqui notoire mis en scène par Carlos Castaneda dans son œuvre littéraire.

La suite de la citation est : « Par conséquent, choisis un chemin qui a du Cœur ! »

Et généralement (ou du moins, telle est mon impression), c’est cette seconde partie que les lecteurs privilégient, laissant dans l’ombre la première partie de la déclaration de Don Juan qui de mon point de vue est la plus intéressante.

Il y a des années de cela, j’étais plus jeune, et c’était également le cas de mon beau-fils. Moi, ce jour-là, je fêtais mes quarante et quelque, lui avait dans les quinze. Depuis que nous nous connaissions, nous avions un rite : chaque fois que nous dormions dans le même endroit rien que tous les deux, nous aimions avoir des conversations sans fin d’une couche à l’autre, dans l’obscurité totale.

Cette nuit-là, nous avions laissé aux autres le confort (relatif) du gîte pour aller dormir, nous deux, dans le tipi près du ruisseau. Et l’on était chacun sous sa couette, dans la fraîche nuit d’octobre, à deviser sur mon âge canonique et sur les effets du vieillissement sur le corps, l’esprit, ainsi que sur l’image que l’on construit du monde. De fait, je répondais à notre question, rituelle également, que nous nous posions réciproquement à chacun de nos anniversaires « Alors, quel effet ça fait d’avoir x ans ? »

J’ai oublié ce que je lui ai dit dans le parfum de cèdre qu’exhalait la structure en bois de notre tipi. Mais je me souviens fort bien qu’ensuite, nous avons essayé de l’imaginer arrivé à mon âge, essayant de percer à jour la question qui taraude tout gamin de quinze ans : « Qu’est-ce que je vais faire de ma vie, quel boulot, quelle existence ? »

On l’avait tour à tour imaginé banquier, professeur, vendeur, comptable, formateur, électricien, notaire… Notaire et banquier nous faisait hurler de rire, professeur nous semblait déraisonnable, comptable inimaginable, vendeur, puéril et anxiogène, formateur, suicidaire, électricien pourquoi pas, mais dans ce cas pourquoi pas berger ou alpiniste ?

A bien y repenser, maintenant que j’ai écrit alpiniste, je crois lui avoir répondu qu’avoir près de cinquante ans fait un effet assez curieux. Il me semble me souvenir de ma voix dans la nuit, lui servant la métaphore du col. Nous en avions justement passé un l’après-midi même.

« Qu’est-ce que tu as ressenti quand on est arrivé près du Col de…. ? » lui ai-je demandé.

Il avait éprouvé une espèce d’excitation, à la fois l’envie d’aller de l’avant et la nostalgie des précédents paysages. Je lui ai dit que c’était cela. Que le sentiment général est de quitter quelque chose d’indéfini, de s’en éloigner sans cesse, sans avoir la moindre idée de ce qu’il y a ensuite ni au fond de ce que l’on a quitté.

« Mais qu’est-ce que tu vois, maintenant que tu atteins le col ? Tu dois bien voir quelque chose. »

Il me revint en mémoire le paysage désolé d’un hameau italien que j’avais aperçu un jour de marche en montagne. Sur l’autre versant, tout me semblait à peu près identique à ce que j’avais déjà vu du côté français, peut-être davantage caillouteux ; et du hameau je ne distinguais que quelques vagues pierres, il n’y avait personne, pas d’animaux, ou plutôt, je ne voyais rien, car le paysage entier était emmailloté dans une brume épaisse et lourde d’altitude.

On ne peut pas dire ce genre de chose à un gamin de quinze ans, ce n’est pas sérieux.

« Tu regrettes des choses que n’as pas faites ? » Il tournait le couteau dans la plaie, le petit scorpion.

Je ne savais pas encore, mais je le craignais. C’était il y a longtemps.

« Alors, fit-il, sans doute pour couper court au silence de cette nuit glacée que le murmure incessant du ruisseau proche rendait encore plus froide. Alors, qu’est-ce que tu me conseilles ? Selon mon père, le seul bon métier c’est astrophysicien, mais je n’aime pas les sciences. »

Il fallait que je lui dise quelque chose. A court d’inspiration, je lui ai servi la seconde partie de la citation de Castaneda : « Choisis un chemin qui a du Cœur. C’est la seule chose qui compte. »

Photo de Egor Kamelev sur Pexels.com

Je l’ai regardé grandir, chercher, puis fixer son choix sur des options qui me paraissent démodées ou encore dérisoires comme les miennes ont dû le paraître à ma famille. Je l’ai accompagné un peu, puis ensuite je me suis contentée de le suivre du regard un certain temps, avant de bifurquer vers mon propre sentier abrupt et désert. Après ce col que j’avais franchi à cette époque, j’en ai passé tant d’autres ; je suis arrivée à de nouveaux croisements symbolisés par des cairns écroulés que plus personne n’avait redressé depuis longtemps. Plus je prenais de l’altitude, plus le Cœur de mon chemin me semblait incompréhensible et mystérieux. Parvenue à l’un des cols les plus élevés, j’ai retrouvé la première partie du message tronqué : « tous les chemins se valent et ils ne mènent nulle part ». Même s’il n’y avait personne pour m’entendre, j’ai bien ri ce jour-là. Vu d’en haut, cet axiome est une évidence. Et je pense que c’est ce que chacun se dit à la fin finale, et que selon la raison pour laquelle on a marché, marché, si longtemps marché, notre masque mortuaire est celui du sourire ou de la tristesse… ou de l’hilarité. Croire que l’on va quelque part, qu’on se rapproche du but, qu’on marque des points, quelle rigolade ! Ou craindre d’avoir manqué l’embranchement, laissé passer le coche, quelle rigolade ! Ou croire qu’on s’est perdu, qu’on s’est fait avoir, quelle rigolade ! Ou croire qu’on a gagné, ou compris, ou saisi le truc, mais quelle rigolade !

Je dédie cet article à Johnny (pas H., mais L.) et à tous les amoureux de la montagne, dont Serge P.

https://www.youtube.com/watch?v=m2kKOUMDNeU

MUSIQUE DE….. ANGELO BADALAMENTI just for pleasure