La peur de grandir

Je viens d’une époque ou grandir était synonyme de conquérir. Tout donnait l’impression de pouvoir encore être découvert. L’existence était sans limite, l’an 2000, à portée de main, un rêve, une folie, une perfection.

La sortie de l’enfance signait le début de la conquête, un défi qui donnait des ailes ou des crampes dans le ventre, les deux la plupart du temps. Et de cette tension intérieure jaillissait une formidable source d’inspiration.

On le savait, il ne fallait pas traîner chez ses parents. On les quittait vers dix-huit ans, avec trois culottes, une petite valise pour tout viatique. Passé le seuil de la maison paternelle, la vie nous ouvrait les bras. On partait ferrailler.

De là naissait nos croyances, nos représentations du monde et, en quelque sorte, nos destinées.

Tout cela, je viens seulement de le réaliser, car aujourd’hui plus rien n’est pareil.

En 1991, j’ai rencontré une bande de jeunes. J’avais alors l’âge de jouer les grandes sœurs. Ce qui m’avait le plus marquée, c’était leur aptitude à conceptualiser. À les écouter parler, je mesurais, béate d’admiration, le fossé qui séparait nos jeunesses. Ils voyaient clairs là où moi et mes contemporains n’avions vu que du feu. Ces jeunes gens paraissaient tellement mieux informés, tellement plus lucides dans leur discours. Ils étaient également mieux accompagnés par leurs familles et par la société au sein de laquelle ils n’étaient plus ce que nous avions été —des êtres mal dégrossis—, mais des personnes à part entière. Je pensais qu’ils avaient une chance que nous n’avions pas eue, et je m’attendais à ce qu’ils accomplissent les prouesses auxquelles nous avions renoncé.

Trente ans plus tard, je sais qu’ils se sont enlisés dans des vies tout aussi conventionnelles que celles des « vieux », catégorie à laquelle j’appartiens désormais.

Récemment, j’ai rencontré deux jeunes auteurs sur monbestseller.com : Pierre et Arthur

L’un et l’autre ont écrit deux romans très différents, mais qui, au fond, se rejoignent car ils racontent la vie telle qu’ils la conçoivent.

Je regarde leurs personnages partir vers le monde sans ressentir la moindre peur. Plus de crampes dans le ventre, plus aucune excitation non plus, mais à la place une espèce de détachement ou d’ennui. Pour eux le monde est devant leur porte : on y entre comme dans un magasin. Sachant plus ou moins par avance ce qu’on va y trouver, on en parcourt les rayons un peu pour s’assurer que la marchandise est fidèle à la publicité ; loin l’idée de se faire surprendre, loin l’idée de pouvoir être broyé ou transformé par la réalité. On fait le tour du monde avant de rentrer chez soi reprendre ses habitudes, et répéter sans y ajouter grand-chose le scénario de ses propres parents.

Bien entendu, ce ne sont là que des exemples qui ne prétendent pas cerner une réalité. Mais depuis quelques jours je ne peux m’empêcher de penser que j’appartiens au passé.

« …j’entrevoyais alors des formes mouvantes dans ses profondeurs, et je me demandais si je serais capable un jour de faire face à ces ombres. » Adieu Amériques

La peur de grandir, telle qu’elle est décrite dans Adieu Amériques

« Déjà, à cette époque, il m’arrivait de me représenter ma vie passée : un tout petit morceau de rien flottant à la surface d’une immense mare stagnante Lorsque je me haussais sur la pointe des pieds pour apercevoir la surface de cette mare mystérieuse, j’entrevoyais alors des formes mouvantes dans ses profondeurs, et je me demandais si je serais capable un jour de faire face à ces ombres. L’idée de vivre seule, de dormir seule, me remplissait d’épouvante. Comment faisaient les autres, mes camarades de classe qui avaient une chambre à eux, pour ignorer ces frayeurs ? Moi j’étais incapable de rester seule dans une pièce, même le jour. Quand j’accompagnais Mam’ chez ses clients, je la suivais partout ; elle devait toujours être suffisamment près de moi pour que je puisse la voir à tout instant. Sa présence était le bouclier qui tenait les fantômes à distance. Même la pensée objective que j’avais développée après les événements Padre Pio n’était d’aucun effet sur ma peur irrationnelle. Un jour où j’avais dérogé à la règle de proximité visuelle et que je m’étais retrouvée seule dans une salle de bain, quelque chose m’avait heurtée dans le dos alors que je nettoyais le lavabo. Ça ne pouvait pas être Mam’, puisqu’au même moment je l’entendais s’affairer dans le salon. J’avais commencé par chercher contre quel objet j’avais pu me cogner, mais il n’y avait rien, rien contre quoi j’aurais pu buter. Il n’y avait donc plus aucun doute possible : un fantôme avait essayé de m’attraper ou de me blesser !

Je ressassais ce genre d’événements, qui me tiraillaient entre un désir naissant d’indépendance et l’inévitable confrontation aux mystères et dangers de l’existence. Mystères et dangers qui me semblaient innombrables, et parmi lesquels les fantômes étaient de tous les plus menaçants. »

Un avis sur « La peur de grandir »

  1. Je partage votre sentiment, Catarina, même si j’ai eu le temps de digérer ce constat de longue date. Ainsi vont les époques et les vies qui s’y rattachent… Et que des jeunes identifient ce vide et tentent de le combler, à leur échelle, avec les moyens dont ils disposent, même en pratiquant nombre de raccourcis qui nous dament le pion, nous laisse ahuris, me ravit 😉 .Bel article, merci !

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