Jeune étudiante, j’ai gardé un livre fermé à mes côtés pendant des mois avant de trouver la force de faire face à son titre : « La mort viendra et elle aura tes yeux ». Il s’agit d’un recueil de poèmes écrit par Cesare Pavese.
Des mois durant, je tripotai ce livre fané, trouvé chez un bouquiniste, « Verrà la morte et avrà i tuoi occhi », sans me résoudre à l’ouvrir. Que connaissais-je de la mort à dix-huit ans ? En fait, je ne l’avais véritablement rencontrée qu’une seule fois. Je l’avais vu installer son théâtre dans une chambre « d’hôpital », puisque c’était ainsi qu’on appelait cet ancien couvent aux murs couverts de fresques lépreuses, aux portes arrachées, au mobilier absent. Une salle vaste, parcourue de gémissements. J’avais une dizaine d’années et, depuis le matin, après douze heures de conduite à tombeau ouvert, je me trouvais au pied du lit de Guiseppe, mon grand-père agonisant.
Je suis restée à ses pieds, immobile. Le jour durant, et pendant toutes ces heures, nos regards ne se sont pas quittés un seul instant. « Catarina… », me disait-il parfois. Étonné, il fouillait mes yeux, et ses filles chuchotaient qu’il voyait en moi sa défunte femme. Elles se signaient avec frénésie, essuyaient un pleur et redoublaient leurs prières.
La mort venait.
La mort napolitaine : grandiloquente, grandiose, folle, divinité païenne, sang, sperme, boue humaine : celle-ci.
La mort venait, mais de qui avait-elle les yeux ?
Je croyais la deviner dans ceux de mon grand-père, mais lui, que voyait-il dans les miens ?
Vers la fin du jour, il me désigna la fenêtre béante « I topi », me dit-il d’une voix étrangement claire, « vengono a notte mangiare i morti ». (Les rats. Ils viennent la nuit manger les morts.) Les rats, en effet, s’amassaient sur les toitures voisines. Mon père prit les choses en main. Guiseppe ne passerait pas une nuit de plus dans cette salle. Il irait mourir chez lui, dignement. Ce qui me reste de la voix de mon grand-père, c’est « Non mi sciuppate, ragazzi » (Ne m’abîmez, pas les garçons), au moment où le brancard cognait contre les murs ou l’embrasure d’une porte.
Jusqu’à ce que la portière de l’ambulance se referme, il ne me quitta pas des yeux.





J’ai revu mon grand-père deux jours plus tard, pour ses funérailles. Durant l’office interminable, ma mère fut prise d’un malaise et je l’accompagnai sur le parvis de l’église qui jouxtait le cimetière. Le cercueil était entreposé dans une petite pièce. Rien à voir avec nos « plumiers » français. Mon père avait acheté ce qui se faisait de plus beau : une somptueuse caisse noire décorée de sculptures, rehaussée de décorations en argent. Des fleurs jonchaient le sol, à côté de tas d’ossements, principalement des os longs et des crânes. Une odeur sucrée, entêtante, envahissait la « chapelle ardente » comme l’appelait ma mère. Zio Tonino nous avait rejoint. Lui non plus ne se sentait pas bien dans l’église. Il faut dire aussi que le curé était bizarre. « Quelle drôle d’odeur. Vous ne trouvez pas, zio Tonino ? » L’oncle avait commencé par renifler les fleurs, mais nos regards convergeaient vers le cercueil. « Sarebbe lui ? » (Ce serait lui ?) émit-il. Emporté par le désir de savoir, il attrapa les deux croix d’argent fichées dans le bois et qui serviraient plus tard de vis pour fermer le cercueil. Il souleva le couvercle. Et nous sûmes. A quelques centimètres de moi se trouvait la charogne. Dans un sursaut de dégoût, juste avant que le couvercle se referme pour toujours, j’avais cru voir sur ses mains grouiller la vermine.
« La mort a pour tous un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme cesser un vice,
comme voir resurgir
au miroir un visage défunt,
comme écouter des lèvres closes.
Nous descendrons dans le gouffre, muets. »
Cesare Pavese

J’ai eu aussi ce recueil entre les mains, et ce vers s’est imprimé dans ma mémoire avec une grande force.
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