Une forêt, deux guides : F.F. & P.P.P.
J’ai longtemps cru manquer de chance, car la vie que je menais ne me laissait jamais le temps de réaliser mon rêve de toujours : écrire. Non seulement je n’avais pas le temps, mais en plus j’avais peu d’idées. Imagination zéro. Jusqu’à ce qu’une croyance finisse par prendre racine en moi : trop tard, trop vieille pour écrire un livre ! Et la tristesse qui allait avec cette pensée ne tardait jamais à rappliquer. J’étais passée à côté de mon rêve, je m’étais, en quelque sorte, trahie et abandonnée.
Mais une fois de plus la vie devait me donner tort. Un jour, tout est venu. Le temps et les idées. D’un coup les idées sont arrivées à flots, en avalanche ; je n’en manquais plus, au contraire, j’en avais assez pour écrire non pas un roman, mais plusieurs, des dizaines.
D’où venaient-elles donc ces idées qui m’avaient fait faux bon au temps où je n’avais jamais le temps ? Elles venaient de ma vie, de mes expériences. C’était tout ce que j’avais vu, entendu, senti, ressenti, pensé, éprouvé… tout, absolument. Les plus infimes détails de ma vie me revenaient, mais différents, comme si eux aussi avaient vécu, trimardé, traversé les épreuves. J’ai réalisé alors que chaque événement de ma vie avait été comme une graine, et que le temps que j’avais passé à essayer de survivre dans cette société, à me battre, à jouer des coudes, ce même temps que j’avais cru perdre avait permis à toutes ces graines d’éclore, de devenir plants, puis plantes, buissons, arbres… J’avais erré dans un désert l’essentiel de ma vie et me retrouvai soudain au cœur d’une vaste forêt. Je découvrais des immensités boisées d’arbres vénérables, des clairières où poussaient des arbustes, des fleurs. Chaque instant de ma vie avait germé. Je n’avais dès lors plus qu’à me promener dans cette forêt, retrouver mes souvenirs semés aux quatre vents.
Ce qui m’avait semblé autrefois une injustice (cette imagination à sec, ce temps jamais disponible) m’apparaît à présent comme une chance : celle d’avoir commencé mon récit dans une forêt adulte, vierge, sauvage, avec ses recoins, ses mystères, ses surprises, ses transformations spectaculaires ; une forêt qui m’étonne moi-même, me surprend et m’enchante.
Mais une question surgit alors : comment me promener sans me perdre dans cette forêt de signes, de mots, d’histoires ? Comment m’y repérer et y sélectionner les plantes qui feront la bonne histoire ? Et la réponse s’imposa : il me fallait des guides.
J’ai trouvé mes deux guides très tôt — avant même que ne débutent les années où je n’avais jamais le temps — et je les ai aimés de suite, sans me douter du rôle qu’ils joueraient dans ma vie. L’un d’eux est poète et cinéaste. L’autre est essentiellement cinéaste.
F.F., Federico Fellini. C’est lui qui m’inspire pour faire s’entrechoquer la couleur des mots ; pour trouver le rythme du texte, et écrire en tableaux, en fresques ; pour me laisser aller à la démesure ; pour traquer le point insolite ; foncer dans la caricature ; développer le symbolisme.

P.P.P., Pier-Paolo Pasolini. Le poète cinéaste me tient grande ouverte la porte de la mythologie ; m’aide à maintenir un rapport surnaturel à la religion — lui qui se disait athée, mais croyait dans le caractère sacré de l’univers— ; me permet de garder toujours présent à l’esprit l’impact de l’inconscient dans les actes quotidiens ; m’encourage à introduire dans tous mes textes une part de critique sociale ; me rappelle qu’on ne peut jamais parler de l’homme sans parler aussi de la cruauté et la folie.
